Le système de santé, malade de la financiarisation
Au sommaire de cet exposé
Sommaire
- Après la Deuxième Guerre mondiale, une période
de progrès de la médecine et d’investissements dans la santé - Années 1980-1990 : l’État lance
la mise en coupe réglée de la santé - L’hôpital public dépecé par les capitalistes
- En 2004, la T2A : transformation du soin en produit
- Course à la rentabilité et déshumanisation du soin
- La pression pour toujours plus d’ambulatoire
- Des gestionnaires qui passent du public au privé et réciproquement
- Les hôpitaux dans les griffes de la finance
- Investissements, rationalisation… et suppressions d’emplois
- Des médecins étrangers précaires et sous-payés
- Chronométrage et standardisation du travail
- Entreprises privées à tous les étages
- La résistance des travailleurs de la santé
- La crise du Covid : un révélateur de la situation du système de santé
- Hôpitaux privés, Ehpad et laboratoires d’analyses aux mains des financiers
- L’État a favorisé le développement des cliniques privées
- Des masses de capitaux à la recherche de placements
- Financiarisation de l’hospitalisation privée
- Des patrons de cliniques jamais rassasiés
- Le scandale Orpea, révélateur de la mise en coupe réglée des Ehpad par la finance
- Disparition des indépendants au profit de monopoles : l’exemple des laboratoires médicaux
- La menace d’un effondrement financier
- Les travailleurs de la santé, partie intégrante du prolétariat
- Le système de santé, une machine souvent inaccessible
- Pas de bon système de santé sans renverser le capitalisme
Accéder à un système de soin digne de ce nom est un besoin humain fondamental. Et aujourd’hui les connaissances et la science dont l’humanité dispose, les progrès techniques et industriels extraordinaires réalisés depuis les débuts du capitalisme, donneraient largement à la société les moyens de satisfaire ce besoin.
Pourtant, pour la plupart des habitants de la planète, l’accès aux soins reste un luxe inaccessible, faute de structures adaptées ou faute d’argent pour payer soins et médicaments. La rougeole par exemple, maladie pour laquelle il existe pourtant un vaccin, a encore tué 136 000 personnes dans le monde l’année dernière, en majorité des enfants.
Le choléra, que l’Unicef qualifie de « maladie de la pauvreté et de l’insalubrité », continue de faire des ravages ; récemment, il est réapparu aux Comores et du même coup à Mayotte, département français. Pourtant, la lutte contre le choléra ne nécessite pas de moyens sophistiqués, simplement un système d’eau potable et d’évacuation des eaux usées… Le système capitaliste pourrissant est incapable d’apporter ces conditions élémentaires aux habitants de la planète.
Et même au cœur des pays riches, dans lesquels la classe ouvrière avait pu bénéficier d’une période d’amélioration, l’accès aux soins et à la santé recule.
En France, se soigner coûte de plus en plus cher. La ministre de la Santé a annoncé une baisse des remboursements par la Sécurité sociale des consultations médicales et des médicaments, donc de nouveaux frais à payer par les complémentaires santé, qui vont probablement augmenter leurs cotisations. Quant aux trois millions de personnes sans mutuelle, elles paieront un reste à charge augmenté d’autant.
Ces mesures s’ajoutent à l’augmentation des franchises médicales sur les consultations, les médicaments et les transports, décidée en mars dernier.
Des gestes qui pouvaient paraître simples dans les années 1970 ou 1980, comme appeler son médecin pour qu’il passe vous examiner, se transforment aujourd’hui en parcours du combattant. Dans les zones rurales, dans les villes moyennes et dans les banlieues populaires des grandes villes, neuf millions de personnes n’ont pas de médecin traitant. Et 30 % de la population vit dans un « désert médical ».
Certains se retrouvent un soir angoissés avec 40 degrés de fièvre sans parvenir à trouver un médecin, parfois contraints de parcourir plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’aux Urgences les plus proches. Certains, munis d’une prescription d’imagerie médicale pour une suspicion de métastases cancéreuses au cerveau, ne trouvent un rendez-vous que trois mois plus tard. Certains renoncent à consulter un psychiatre, un gynécologue ou un ophtalmologue, faute de voiture, ou de moyens pour payer l’essence, ou de proche pour les héberger dans une grande ville où les spécialistes sont présents. D’autres encore attendent des heures sur un brancard aux Urgences, et peuvent même y mourir seuls et angoissés.
Pour beaucoup, dans les classes populaires, l’accès à la santé est devenu un casse-tête. Et du coup la confiance dans le progrès laisse place aux désillusions, à la méfiance, au sentiment d’abandon et de marginalisation. Le rejet des vaccins, des médicaments, le recours à des charlatans, l’adhésion à des théories complotistes, sont aussi des conséquences de cette situation de plus en plus catastrophique.
Pourtant, on parle là du système de soins de la France, un pays parmi les plus développés, ceux qui ont accumulé leurs richesses en condamnant le reste du monde au sous-développement !
Cette situation est liée à une offensive de longue haleine des capitalistes pour mettre la main sur l’énorme gâteau du système de santé : les dépenses de santé, en France, représentent en effet actuellement plus de 300 milliards d’euros par an, dont une part toujours plus grande vient grossir leurs profits.
C’est à partir de la crise mondiale qui a commencé dans les années 1970, sous la pression des capitaux à la recherche de nouveaux secteurs où se placer, que les gouvernements ont commencé à transformer le système de soins, faisant de la santé un secteur très lucratif, largement ouvert aux capitaux privés.
Nous n’allons pas évoquer l’industrie pharmaceutique et ses milliards de profits mais discuter de la manière dont les gouvernements, depuis cinquante ans, ont broyé méthodiquement les travailleurs de la santé comme les patients. La dette de la Sécu, l’hôpital public, les cliniques privées, les Ehpad, les laboratoires d’analyse… tout a été industrialisé, rentabilisé à outrance, souvent directement livré aux financiers. La santé tout entière est devenue un objet de spéculation. C’est cette mise du secteur de la santé sous la coupe de la finance que nous allons développer.
Après la Deuxième Guerre mondiale, une période
de progrès de la médecine et d’investissements dans la santé
Les hôpitaux : une tradition de charité religieuse
Historiquement, les hôpitaux sont issus de la charité religieuse au Moyen-Âge, comme l’indiquent encore certains noms comme Hôtel-Dieu ; ils se finançaient par les dons, par des rentes tirées de leurs propriétés foncières, ou via les communes qui en étaient souvent les gestionnaires. Ils furent pendant longtemps des lieux de charité, d’isolement lors des épidémies, d’enfermement des pauvres, des aliénés. Au 19e siècle encore, des religieuses présentes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, sans salaire, accueillaient les pauvres, les vieux, les malades.
Après la Révolution française, l’État mit progressivement en place un système de santé, qui évolua au rythme de la société et surtout de la science.
Les médecins n’intervinrent à l’hôpital que progressivement, après la création de l’internat en 1802. Il s’y développa alors un corps médical hospitalier, au sein duquel des sommités, qui ont fait progresser la médecine. Bien des hôpitaux contemporains portent leur nom. À la fin du 19e siècle, l’hôpital était un lieu où on soignait les malades, plus ou moins efficacement – en fonction de l’état des connaissances –, plus ou moins respectueusement – en fonction de leur classe.
Le système de santé en France s’est considérablement développé et modernisé, comme bien d’autres domaines, dans les trente années qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après 1945, qui furent une nouvelle époque de progrès scientifiques et de développement économique, en tout cas dans un pays impérialiste et après les destructions massives de la guerre.
La « Sécu » : financement de leur santé par les travailleurs eux-mêmes
Après la guerre, le gouvernement d’union nationale, dirigé par le général de Gaulle, auquel participaient les partis socialiste et communiste, créa la Sécurité sociale, qui unifia et généralisa le précédent système des assurances sociales. La couverture maladie permit à plus de travailleurs d’accéder à des soins médicaux, mais elle ne remboursait pas l’intégralité des soins, le patient devant acquitter un reste à charge appelé « ticket modérateur ».
Depuis des décennies, on nous rabâche qu’il s’agissait d’une époque bénie de conquêtes sociales. Mais l’Europe était alors ravagée par les séquelles de la guerre, les destructions, les déplacements de populations ; la bourgeoisie et ses serviteurs politiques craignaient une explosion révolutionnaire, comme celle qui avait éclaté à la suite de la Révolution russe de 1917, par laquelle la classe ouvrière aurait pu renverser leur pouvoir.
En France, le soutien des ministres communistes, dont Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, forts de leur influence dans la classe ouvrière, permit à De Gaulle de remettre en selle l’appareil d’État bourgeois, de réprimer les révoltes anticoloniales naissantes, et de forcer les travailleurs à accepter rationnement et privations, tout en reconstruisant la machine économique au profit des capitalistes.
Le financement de la Sécu reposait sur les cotisations, réparties formellement entre une part ouvrière et une part patronale. Mais fondamentalement, tout était le fruit du travail de la classe ouvrière : c’est elle qui produit collectivement toutes les richesses de la société, y compris les médicaments, les bâtiments des hôpitaux, les blouses des médecins ! Qu’elle accède à une partie de ce qu’elle a elle-même fabriqué, c’est la moindre des choses, et cela n’a rien d’extraordinaire.
Pour le patronat, ce n’était pas cher payé pour remettre au travail une classe ouvrière physiquement affaiblie, dont les salaires réels chutaient à cause de l’inflation, et dont les semaines de travail dépassaient 45 voire 50 heures.
Les laudateurs de la Sécu continuent à la présenter comme un progrès social, sous prétexte que ce serait un système basé sur la solidarité, chacun cotisant selon son salaire, et recevant selon ses besoins. Ils sont incapables d’imaginer autre chose qu’un système reposant sur l’exploitation salariale : car le salaire, même en comptant sa partie versée à la Sécu au lieu d’être touchée directement (le salaire différé), est le prix que le patron paye pour la force de travail ; grâce à ce salaire, l’ouvrier est en capacité de revenir se faire exploiter chaque jour, mais c’est toujours le patron qui garde le contrôle du capital, amasse les profits et prend les décisions.
La Sécurité sociale n’a jamais été dirigée par les travailleurs eux-mêmes : si les dirigeants syndicaux ont été associés à sa gestion, dès sa création, l’État a gardé la main sur les décisions concernant le montant des cotisations, les prix et taux de remboursements. En 1967, il a imposé la division de la caisse unique de Sécu en trois caisses séparées, vieillesse, maladie et allocations familiales, pour empêcher la solidarité entre les risques ; et il a octroyé au patronat, qui ne disposait au départ que d’un quart des places dans les conseils d’administration, d’en occuper la moitié.
L’État a aussi largement utilisé l’argent de la Sécu pour financer les investissements indispensables dans le système de santé.
Développement du système hospitalier
Entre 1950 et les années 1970, les pays impérialistes ont connu une période de développement économique, connue sous le nom abusif des Trente Glorieuses. En partant d’un appareil productif largement détruit par la guerre mondiale, et en poursuivant l’exploitation du monde entier, les richesses s’y sont accumulées et ont permis la modernisation et le développement des outils industriels, puis aussi du système de soins.
Comme les capitalistes rechignaient à mobiliser les capitaux nécessaires pour relancer la production d’électricité et de charbon, pour construire des autoroutes, c’est l’État qui s’en est chargé. Grâce à cette béquille étatique et aux marchés de la reconstruction, l’industrie privée a connu des gains de productivité, dans la chimie, la métallurgie, la construction automobile et les chantiers navals. Dans cette période, l’essentiel des profits se réinvestissait dans la production.
La santé en revanche n’attirait pas encore les capitalistes, parce qu’ils n’en espéraient pas assez de profits. Mais certains hauts fonctionnaires voyaient plus loin que l’égoïsme borné du patron individuel. L’énarque Jean Lorenceau défendait ainsi en 1947 la nécessité d’une politique sociale : « De tels progrès entraîneront en outre une augmentation de main-d’œuvre et un accroissement non négligeable du rendement moyen de la population ouvrière française. » Ce n’est pas vraiment le bien-être des travailleurs qui les motivait !
Le système de santé français était en retard sur ses voisins européens : il n’y avait par exemple que 3,6 lits d’hôpital pour 1 000 habitants, contre 9 ou 10 en Grande-Bretagne[1]. Alors, une fois les secteurs vitaux pour les capitalistes relancés, l’État a impulsé la modernisation du système hospitalier français.
En 1958, le médecin Robert Debré, aidé par son fils Michel Debré, ministre de De Gaulle, parraina une réforme qui créait les Centres hospitaliers universitaires, les CHU, fusionnant en leur sein l’enseignement et la recherche. Les médecins durent travailler à temps plein à l’hôpital, tout en gardant la possibilité d’y accueillir aussi une clientèle privée.
Un vaste plan de construction et de rénovation fut lancé, financé à 40 % par l’État, c’est-à-dire en grande partie par les impôts des travailleurs, à 30 % par la Sécu, donc par les cotisations des travailleurs, et les 30 % restants par des ressources propres à l’hôpital. En quinze ans, entre 1960 et 1975, la moitié des bâtiments existants furent rénovés. Les vieilles salles communes, où s’alignaient des dizaines de malades, furent remplacées par des chambres au confort moderne.
De nouvelles constructions renforcèrent le maillage de tout le territoire, augmentèrent le nombre de lits d’hôpital, généralisèrent les outils de diagnostic comme la radiologie, et créèrent de nouveaux secteurs, comme la traumatologie, du fait de la multiplication des accidents de la route.
Côté personnel, les religieuses furent progressivement remplacées par des infirmières diplômées, qui étaient formées et qui recevaient un salaire. Le nombre de médecins par lit d’hôpital tripla entre 1965 et 1980, tandis que le reste du personnel hospitalier doublait.
Progrès de la médecine… et inégalités persistantes
La période connut aussi une formidable révolution thérapeutique : la vaccination contre la poliomyélite, puis contre la coqueluche et la rougeole, fut généralisée ; on produisit industriellement les premiers antibiotiques, la pénicilline et la streptomycine, qui réduisirent énormément la mortalité due aux maladies infectieuses.
En trente ans, de 1945 à 1975, tous les secteurs connurent des progrès fulgurants : pilule contraceptive, psychotropes, cortisone, anti-hypertenseurs, nouvelles techniques de chirurgie, découverte de la double hélice de l’ADN, essor de la génétique, mise au point de l’échographie puis du scanner, transfusions sanguines, reins artificiels, etc.
Bien sûr, ces progrès eurent lieu dans le cadre d’une société d’exploitation, avec son cortège d’inégalités : les ouvriers restaient plus exposés aux risques de décès au travail, aux produits dangereux, aux logements insalubres, aux horaires décalés. L’accès aux soins lui-même n’a jamais été égal : les classes populaires avaient moins recours aux dentistes, aux spécialistes, allaient consulter plus tardivement, car les soins n’ont jamais été totalement gratuits. En 1980, l’écart d’espérance de vie entre un cadre et un ouvrier restait de six ans pour les hommes (il est d’ailleurs encore du même ordre aujourd’hui).
Mais cette période a quand même été vécue par la majorité de la population comme une période d’amélioration, pendant laquelle elle pouvait enfin bénéficier des progrès de la médecine. L’espérance de vie à la naissance, qui était de 43 ans en moyenne en 1872, de 66 ans en 1950, a dépassé 74 ans en 1980.
La santé, de secteur marginal au début du 20e siècle, s’était transformée, grâce aux investissements publics mais aussi du fait du vieillissement de la population, en un vaste secteur de l’économie : entre 1950 et 1980 en France, la consommation de biens et services médicaux (comme disent les économistes) était passée de 2,5 % du PIB à 6,25 %, dont plus de la moitié pour l’hôpital public.
Pour les capitalistes, c’était devenu un immense gisement de profits potentiels encore peu exploité…
Années 1980-1990 : l’État lance
la mise en coupe réglée de la santé
Crise du milieu des années 1970 :
des masses de capitaux à la recherche de débouchés
La situation a changé à partir du milieu des années 1970 : la crise du dollar puis le choc pétrolier ont signé l’entrée en crise de l’économie capitaliste. La croissance de la production a commencé à se heurter aux limites du marché solvable ; les capitalistes ne trouvaient plus la rentabilité attendue en élargissant le marché, ils investissaient moins et cherchaient de nouvelles sources d’enrichissement.
Sur fond d’une économie en stagnation, la bourgeoisie a intensifié la guerre sociale contre la classe ouvrière, pour s’emparer d’une part plus grande des richesses produites. Cette offensive s’est traduite d’une part par une offensive directe contre le niveau de vie des travailleurs. Et d’autre part les capitaux disponibles ont pénétré de nouveaux secteurs, qui leur échappaient en partie, dans l’objectif de récupérer une partie de ce qui avait été versé aux travailleurs en salaire différé.
Le domaine de la santé, a connu deux mouvements en partie contradictoires qui se poursuivent aujourd’hui : une politique de l’État de baisse des dépenses de santé, et en même temps une pénétration croissante du capital privé.
Il faut dire qu’il y avait de quoi attirer la convoitise des capitalistes ! Vers 1980, le budget total de la Sécurité sociale était comparable à celui de l’État. Les remboursements garantis par la Sécu avaient déjà largement enrichi les industriels de la pharmacie, les Rhône-Poulenc, Roussel-Uclaf, Servier.
Mais une grande part des richesses dépensées dans la santé échappait encore pour l’essentiel à la loi du profit. Les hôpitaux n’étaient pas organisés pour être rentables, mais pour soigner. Des centaines de milliers de travailleurs les faisaient tourner, souvent attachés à l’idée qu’ils étaient là pour soigner tout le monde. Il a fallu des décennies d’offensive pour changer ces habitudes et briser leur façon de travailler.
C’est l’État qui a pris l’initiative de transformer ce secteur en machine à profits ; à partir des années 1970, les gouvernements ont drainé l’argent de la santé vers les coffres des capitalistes, démantelant le système de soins qui existait, broyant les travailleurs et les patients. Soulignons au passage que cette évolution de fond vers la privatisation et la financiarisation de la santé a été la même dans tous les pays riches, quelles qu’aient été au départ les différences d’organisation de leurs systèmes de santé.
Des gouvernements à l’offensive pour limiter les dépenses de santé
La préoccupation de freiner la hausse des dépenses de santé est apparue un peu avant le début de la crise économique : en 1971, un quota d’étudiants en médecine, le « numerus clausus », a été mis en place, dans l’objectif de limiter l’offre de soins.
Dans les discours officiels, la santé a commencé à devenir un coût. C’est Raymond Barre, Premier ministre, de droite, de Giscard entre 1976 et 1981, qui a commencé à parler ouvertement de « maîtrise des dépenses de santé » ; usant de tous les sous-entendus méprisants sur les gens qui abusent des soins, ils ont commencé à habituer les esprits à l’idée qu’il faudrait les économiser, pour pouvoir baisser les cotisations patronales versées à la Sécu.
Le numerus clausus des médecins a été régulièrement baissé, de 8 000 places par an en 1977 à 3 500 en 1993. Des quotas ont limité l’entrée en école d’infirmières de 1983 à 2000. Une partie de ceux qui souhaitaient devenir soignants furent ainsi empêchés de le faire ; cette politique, poursuivie jusqu’à récemment, est une des sources des pénuries actuelles de médecins et de personnel paramédical.
Premières attaques contre l’hôpital public
Les premières attaques contre l’hôpital public furent lancées en 1983, par François Mitterrand, président, Pierre Mauroy du Parti socialiste, Premier ministre, et Jack Ralite du Parti communiste, ministre de la Santé. Ils mirent fin à la gratuité des soins à l’hôpital, en instaurant le forfait hospitalier, une somme de vingt francs à payer pour chaque journée passée à l’hôpital, qui n’a cessé d’augmenter depuis.
Les mêmes introduisirent un premier changement profond dans le financement des hôpitaux en instaurant le « budget global » : l’hôpital ne serait plus financé en fonction de ses besoins mais en fonction d’un budget annuel fixé à l’avance, à ne pas dépasser.
Dans les années 1990, la course aux économies poussa à privatiser la maintenance des bâtiments et des installations. Les dirigeants prétendaient que l’hôpital devait se recentrer sur son « cœur de métier », le soin, et dégager vers le profit privé tout ce qui était autour. Puis les cuisines et les blanchisseries furent restructurées et regroupées, d’où des suppressions d’emplois et l’accélération des rythmes de travail. La stérilisation réalisée dans chaque service fut abandonnée au profit d’installations centrales.
En 1996, les agences régionales d’hospitalisation, créées par la droite sous Jacques Chirac et dirigées par l’État, prirent prétexte d’une prétendue moindre qualité des soins pour fermer une multitude de petits services et de maternités locales : mais jamais, ils n’ont cherché à tirer vers le haut le niveau des hôpitaux locaux, par exemple en les associant à un grand CHU. Résultat, des femmes enceintes sont contraintes de faire des dizaines de kilomètres pour rejoindre une maternité, certaines accouchant même dans l’ambulance ou dans leur voiture.
Après 1997, les 35 heures à l’hôpital, instaurées par le gouvernement PS-Verts-PC de Lionel Jospin sans embaucher en proportion de la baisse du temps de travail, furent une occasion d’augmenter la productivité. Les travailleurs ne pouvaient prendre les congés auxquels ils avaient droit, et accumulaient des heures dans des compteurs. C’est pourquoi, en 2003, l’administration hospitalière reçut le droit d’assouplir les 35 heures, qui étaient de fait une fiction, et d’allonger le temps de travail des hospitaliers.
En pressurant les travailleurs, en supprimant des lits d’hôpital et en dégradant l’offre de soin, les gouvernements successifs réussirent à comprimer les dépenses de l’hôpital public. Les cliniques privées à but lucratif commencèrent à mettre la main sur les soins qui rapportaient le plus, actes de chirurgie programmés ou appendicites.
Ces années ont constitué une rupture majeure avec la période d’investissement précédente ; les gouvernements ont commencé la transformation du système de soins en entreprise industrielle.
Selon ces gens-là, les hôpitaux dépensaient trop car ils n’étaient pas soumis à cette saine loi de la concurrence capitaliste, qui est censée être le gage d’une meilleure efficacité.
L’invention du « trou de la Sécu »
Avant les années 2000, la pénétration directe du capital dans le système de soins restait limitée. En revanche, les financiers avaient déjà commencé à s’enrichir avec l’argent des caisses de la Sécurité sociale.
Dès la fin des années 1970, les politiciens ont inventé le fameux « trou de la Sécu », voué à une grande carrière dans la propagande contre les travailleurs. Il s’agit d’un déficit artificiellement créé : le patronat, en lançant les premiers plans de licenciements massifs, a privé la Sécu de rentrées de cotisations, mais les gouvernements se sont refusés à taxer ses profits pour compenser.
La prétendue « catastrophe du trou de la Sécu », la prétendue « dette qui explose » ont ensuite servi de prétexte pour restreindre les droits des travailleurs ; cela n’a pas empêché par contre les baisses de cotisations patronales, sous prétexte de lutter contre le chômage.
En 1991, Michel Rocard, Premier ministre de Mitterrand, a instauré un nouvel impôt, la CSG (contribution sociale généralisée), payé principalement par les salariés, les retraités, les invalides et les chômeurs, pour renflouer les caisses de la Sécu sans faire payer le patronat.
Puis le plan Juppé de 1995 fut une attaque majeure contre les retraites et contre l’assurance-maladie. Si la grande grève de novembre-décembre 1995 l’a forcé à remballer le volet retraites de son plan, Alain Juppé a réussi à imposer d’autres mesures : désormais, pour limiter les dépenses, le gouvernement allait fixer à l’avance le budget de chaque branche de la Sécu et le faire voter par le Parlement, en particulier un Objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam).
Le plan Juppé imposa aussi des hausses des cotisations salariales, du forfait hospitalier et de la CSG. D’ailleurs, aujourd’hui, la CSG rapporte plus que l’impôt sur le revenu, alors que c’est un impôt bien plus injuste, car son taux n’est pas progressif.
Création d’une « dette sociale », pour le plus grand profit des banquiers
Quant au « trou de la Sécu », en réalité, comme toute dette publique, c’est une excellente affaire pour les capitalistes. Déjà, en 1850, Marx expliquait : « L’endettement de l’État était, […] d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. […] À la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait […] une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. »
Il n’y a rien de nouveau sous le capitalisme. Cette bonne vieille recette bourgeoise fonctionne aussi avec la dette de la Sécu : depuis le plan Juppé, cette dette est gérée par une caisse spéciale, la Caisse d’amortissement de la dette sociale, Cades. Elle emprunte de l’argent directement sur les marchés financiers. Censée être provisoire, elle a été prolongée par chaque gouvernement. Après la crise du Covid, la Cades a encore récupéré une dette de 136 milliards d’euros supplémentaires, et sa durée de vie a été prolongée jusqu’en 2033.
Qui dit dette, dit évidemment intérêts à payer aux financiers. Pour alimenter cette pompe à finance, la Cades ponctionne une partie de la CSG, et touche l’argent d’un nouvel impôt créé en 1996, la CRDS (Contribution au remboursement de la dette sociale), qui représente 0,5 % de tous les revenus d’activités. Ainsi se réalise le miracle de la dette publique : cet argent prélevé par l’impôt, au lieu d’aller faire fonctionner le système de santé, est directement siphonné par la finance !
Le paiement des intérêts étant ainsi garanti par l’impôt, les obligations émises par la Cades sont un placement fiable pour les banques et les fonds d’investissement, et qui rapporte : entre 1996 et 2018, la Cades a versé 61 milliards d’euros en intérêts et en commissions pour les financiers[2] !
Alors, quand le gouvernement nous rebat les oreilles aujourd’hui encore avec un prétendu trou abyssal de la Sécu pour justifier les baisses de remboursement ou la remise en cause de l’indemnisation des arrêts maladie, il ne désigne pas le bon : oui, il y a un véritable trou noir qui engloutit les impôts des travailleurs, les milliards versés sous forme d’intérêts aux banquiers !
En leur offrant le pactole de la dette de la Sécu, les gouvernements ont permis aux capitalistes des banques de puiser directement dans l’argent des cotisations que les travailleurs versent pour leur santé. Les complémentaires santé sont elles aussi de plus en plus livrées à l’appétit des assureurs privés.
L’hôpital public dépecé par les capitalistes
Mais les gouvernements se sont aussi acharnés à faire rentrer les méthodes capitalistes au cœur même des soins aux malades : si l’impulsion date des années 1980-1990, cela a pris du temps, car les hôpitaux n’avaient pas été conçus dans ce but, et cela heurtait les habitudes de travail de centaines de milliers de travailleuses et travailleurs, médecins, infirmières, aides-soignantes, manipulateurs radio, agents d’entretien, laborantins, secrétaires…
Il a fallu briser ces habitudes. Pour y parvenir, l’État et ses hauts fonctionnaires ont transformé radicalement l’organisation de l’hôpital : d’une part, les hôpitaux publics ont été poussés à s’endetter massivement, faisant rentrer les exigences et les méthodes des financiers au cœur de l’hôpital ; par ailleurs, comme nous allons le voir, à l’aide de la tarification à l’activité (T2A), les soins ont été industrialisés, taylorisés, au point que de nombreux soignants ressentent aujourd’hui que leur travail, « c’est comme à l’usine ».
En 2004, la T2A : transformation du soin en produit
Pour Jean de Kervasdoué, haut fonctionnaire dans la Santé dans les années 1980, donc sous la gauche : « L’hôpital est une entreprise comme une autre… Le mot marketing choque, mais c’est bien de cela qu’il s’agit : l’hôpital cherche à vendre. » Il fut l’un des initiateurs de la transformation de l’hôpital en usine à produire du soin.
Dans la décennie suivante, la première étape de ce processus a été l’attribution d’une valeur marchande aux actes de soin : des chercheurs ont décortiqué chaque acte, calculé pour chaque patient la dépense en soins, en médicaments, en frais de blanchisserie, de ménage, etc. Ils ont regroupé les patients en « groupes homogènes de malades », défini des séjours standards pour chaque type de pathologie, et calculé le coût de revient moyen.
C’est ainsi qu’a finalement été fixé un tarif, c’est-à-dire le prix que la Sécu va verser à l’hôpital pour chaque acte. Depuis 2004, une part importante du budget alloué aux hôpitaux dépend de la T2A.
Comment cela se passe-t-il ? À l’hôpital, à partir du dossier du patient, des techniciens affectent un code à chaque acte effectué. En fonction du diagnostic, de l’âge, du sexe, un algorithme classe alors le patient dans un des « groupes homogènes de malades », qui détermine le tarif qui va être payé à l’hôpital par la Sécu.
Le choix judicieux du codage est devenu tout un art. Par exemple, un patient est admis pour une fracture due à une chute, mais on découvre que la chute était due à un incident cardiaque : selon le codage, pour le même séjour de la même personne, l’hôpital ne touchera pas la même somme. En pensant à bien coder la présence d’escarres ou l’état de dénutrition d’un patient, le montant reçu pour un même séjour peut passer de 1 800 à 2 000 euros.
Miracle de l’esprit d’initiative capitaliste, capable d’utiliser la moindre opportunité pour faire du fric, il y a même des entreprises de conseil, comme Altao, qui proposent leurs services à l’hôpital pour « optimiser » le codage des actes, c’est-à-dire pour les aider à augmenter la facture présentée à la Sécu !
Course à la rentabilité et déshumanisation du soin
Dans ce système, il n’y a plus de place pour le patient et ses besoins particuliers : pour une pathologie donnée, la Sécu fixe le nombre standard de jours d’hospitalisation qui seront payés. Si le patient part avant, l’hôpital aura « gagné de l’argent », mais s’il part après, il devra assumer financièrement. Si un malade a besoin d’un médicament plus cher que le patient moyen issu de l’algorithme, l’hôpital ne sera pas remboursé.
Des associations comme Aides pour les malades du sida, ou Vaincre la muco pour les jeunes atteints de mucoviscidose, ont dénoncé la dictature de ces impératifs comptables : la T2A incite à privilégier les actes techniques qui rapportent, alors que les patients ont aussi besoin d’écoute, d’aide pour apprendre à vivre avec leur maladie ou pour suivre leur scolarité.
On arrive à des situations ubuesques, comme celle racontée par le médecin André Grimaldi, de cette pédiatre du CHU de Grenoble, qu’on accuse « de passer trop de temps à échanger par téléphone, par mail, par SMS avec les parents des enfants diabétiques car cette activité n’est pas tarifée par la T2A ».
Autre conséquence du système de tarification à l’acte, il n’y a plus de lien direct entre ce que dépense réellement un hôpital et ce qui lui est versé par la Sécu. Un hôpital peut être en déficit, et pour y faire face il doit augmenter sa productivité. Il est donc incité à sélectionner des patients, et à limiter les soins devenus les moins « rentables », selon ces critères comptables.
La pression pour toujours plus d’ambulatoire
Depuis les années 2010, la T2A est aussi utilisée comme moyen de pression pour faire sortir les patients le plus rapidement possible, en fixant des tarifs surévalués pour la chirurgie ambulatoire, celle qui n’oblige pas les malades à dormir à l’hôpital. Une liste de gestes à effectuer obligatoirement en ambulatoire a aussi été établie, et le médecin qui souhaite quand même garder un patient plus fragile s’expose à des reproches.
Là où auparavant un patient restait trois jours, il ne passe plus qu’une journée à l’hôpital, avec par exemple une petite opération de chirurgie, deux examens, la pose d’une perfusion, au pas de course. Il sort le soir et cela maximise le tarif touché par l’hôpital, tout en libérant le lit pour un autre patient le lendemain.
Voici ce que raconte une patiente, entrée pour une petite opération gynécologique à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), sur son blog Mediapart : « A l’hôpital, nous étions “à la chaîne”. Une blouse, des chaussons, une culotte. C’est là. Vous sortez après la cabine, et vous allez vous asseoir. […] On ne comprend rien car personne ne nous a rien expliqué. Parce que tout le monde court et que personne n’a le temps. Nom, numéro de Sécu, dossier. La chaise roulante et enfin, la table d’opération. »
Beaucoup ont vécu cette impression de n’être qu’un numéro, vite traité et vite renvoyé chez soi ; un chez-soi parfois mal chauffé ou insalubre, et où on peut se retrouver seul pour affronter l’inquiétude, ou surveiller les risques de complications.
Cette évolution vers plus d’ambulatoire s’appuie certes sur de nouvelles techniques, qui rendent la chirurgie moins invasive et moins dangereuse ; et parfois le patient peut être satisfait de rentrer plus vite chez lui ; cela pourrait avoir des aspects positifs, s’il y avait ensuite suffisamment de médecins de ville, de centres de santé, de visites à domicile, pour assurer le suivi des soins.
Mais ces avancées servent de prétexte pour faire des économies en fermant massivement des lits : en effet, pour chaque lit d’hospitalisation complète, il faut en moyenne six soignants à l’effectif, afin d’avoir quelqu’un jour et nuit auprès du malade. Renvoyer les patients chez eux plus vite permet donc de supprimer des emplois, et de diminuer l’argent dépensé en salaires. En vingt ans, entre 1998 et 2018, près de 70 000 lits en hospitalisation complète ont été supprimés dans le secteur public, et plus de 20 000 dans le privé. Même si certains ont été transférés en Ehpad et d’autres remplacés par des lits de journée, le solde reste largement négatif.
En psychiatrie, selon la même logique, 60 % des lits d’hospitalisation complète ont été supprimés entre 1976 et 2016, sans développement de structures suffisantes pour suivre correctement les patients en ville. Les délais d’attente pour un premier rendez-vous dans un centre médico-psychologique s’allongent, pouvant parfois atteindre six mois, alors que de plus en plus de gens souffrent de problèmes psychiques. C’est particulièrement tragique pour les enfants et les adolescents souffrant de troubles autistiques ou de tendances suicidaires tardivement repérés. Quant aux adultes mal soignés, nombre d’entre eux finissent dans la rue ou en prison.
Des gestionnaires qui passent du public au privé et réciproquement
Cette politique de l’État a été mise en œuvre par de hauts fonctionnaires qui font des allers-retours entre le privé et le public. Ils ont apporté dans la santé les méthodes de gestion capitaliste, comme en témoigne cette succession à la tête de l’AP-HP :
- en 2002 il y eut Rose-Marie Van Lerberghe, normalienne et énarque que sa carrière a menée du management chez Danone à l’hôpital, puis à la direction du groupe privé d’Ehpad Korian et dans les conseils d’administration de Bouygues ou CNP-Assurances : c’est sûr, c’est vraiment une spécialiste de la santé, mais de la santé des profits !
- en 2010 est arrivée Mireille Faugère, dont le génie commercial s’était manifesté par l’importation à la SNCF du système des prix variables pour optimiser le remplissage des trains ; après un court passage dans le public, elle est retournée dans le privé, au conseil d’administration du tristement célèbre géant des Ehpad, Orpéa.
- de 2013 à 2022, ce fut au tour de Martin Hirsch, un haut fonctionnaire habitué des allées du pouvoir, ex-directeur d’Emmaüs France, qui a fricoté avec la gauche et la droite : haut-commissaire aux Solidarités actives et à la jeunesse sous Sarkozy, nommé à la tête de l’AP-HP par Hollande, il avait immédiatement annoncé la couleur : « Nous vivons dans un pays où la réduction des déficits publics est une priorité. Je ne vois pas pourquoi l’AP-HP n’y contribuerait pas. » Son projet assumé, c’était un hôpital avec moins de lits et plus de malades, entouré d’hôtels payants pour y loger les malades et leurs familles.
Les hôpitaux dans les griffes de la finance
Selon les opportunités de carrière, ces hauts fonctionnaires sévissent dans l’appareil d’État, à la Sécu, dans les entreprises privées. Ils y mènent la même politique au service de la bourgeoisie et de son système. Ce sont eux qui ont mis en œuvre le passage des hôpitaux dans les griffes de la finance.
À partir de 2003, sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, ils ont poussé les hôpitaux publics souvent vieillissants à se lancer dans une concurrence entre eux, comme toutes les entreprises privées. Du fait de la limitation des subventions de l’État, ils ont été incités à s’endetter pour se moderniser. En 2005, les directeurs d’hôpitaux ont été autorisés à emprunter directement sur les marchés financiers, créant encore une nouvelle dette. La dette des hôpitaux a triplé en dix ans, passant de 9,8 milliards d’euros en 2003 à près de 30 milliards en 2012, dont près d’un quart d’emprunts dits toxiques.
Un épisode qui a marqué les esprits à l’époque, c’est celui des emprunts toxiques auprès de la banque Dexia, qui ont étranglé des communes, ainsi que de nombreux hôpitaux, comme ceux de Nancy ou de Saint-Étienne. Au départ, les hôpitaux empruntaient à des taux d’intérêt faibles, mais le piège, c’est qu’ils étaient variables !
Ainsi, le taux pouvait être indexé sur le taux de change de l’euro face au franc suisse ; les commerciaux de Dexia assuraient bien sûr, la main sur le cœur, qu’il était hautement improbable que l’euro chute. Sauf qu’après la crise financière de 2008 et la crise de la dette grecque en 2010, la méfiance des spéculateurs a fait baisser l’euro, déclenchant la clause du contrat qui prévoyait la hausse des taux d’intérêt, qui ont alors explosé !
Pour que les hôpitaux puissent payer cette dette pourrie, les mesures d’austérité se sont durcies… De nombreux hôpitaux, ayant du mal à faire face, ont repoussé des travaux, annulé des investissements… d’où la vétusté voire la dangerosité croissante de certains bâtiments.
Mais les vautours de la finance, en mettant la main sur la dette, pouvaient désormais racketter directement les hôpitaux, forcés de détourner une partie de leur budget des soins aux malades : nouveau miracle de la dette publique, le montant global des intérêts payés par les hôpitaux français aux banques est monté jusqu’à 928 millions d’euros pour l’année 2012, et dépasse encore aujourd’hui les 700 millions d’euros par an.
Investissements, rationalisation… et suppressions d’emplois
L’argent ainsi emprunté sur les marchés financiers a servi à arroser les industriels par le biais de grands chantiers, d’achats de nouveaux équipements.
Ainsi, l’hôpital Sud Francilien à Corbeil-Essonnes a été construit par le géant du BTP Eiffage par le biais d’un « partenariat public privé » : après avoir réalisé le chantier évalué à 344 millions d’euros, Eiffage devait initialement toucher un loyer de 40 millions pendant trente ans, soit un total de quatre fois sa mise initiale ! Mais cet hôpital flambant neuf a dû rester fermé plus d’un an, du fait de milliers de malfaçons et manquements aux règles de sécurité !
Des hôpitaux ont été regroupés, de nombreuses petites villes ont perdu leur maternité ou certaines spécialités, qui ont été centralisées dans les gros CHU. En région lyonnaise, un établissement tout neuf, baptisé Hôpital femme mère enfant, a ouvert en 2008 : il a regroupé toute l’activité liée à la maternité et à la pédiatrie de l’agglomération, en fermant des services de deux petits hôpitaux et la maternité d’un autre, et en supprimant des lits. Cette « usine à bébés », comme le surnommait la presse, a été l’occasion de faire la chasse aux doublons et d’intensifier le travail des soignants, comme cela se passe dans l’industrie.
En Île-de-France, pour lutter contre le déficit et l’endettement, un plan lancé en 2008 prévoyait de regrouper les 37 hôpitaux de l’AP-HP en douze pôles ou groupements hospitaliers, en supprimant 4 000 postes et près de 2 000 lits. Selon la direction, il s’agissait de « réaliser des gains d’efficience et des économies d’échelle, sur le plan de l’organisation administrative et logistique, mais également de celle des soins ».
Au sein de chaque groupement, les analyses médicales non urgentes ont été regroupées sur un seul site. La biologie du site de Charles-Foix est réalisée à la Pitié-Salpêtrière, avec des machines plus efficaces et une mécanisation croissante du travail. Les laboratoires de bactériologie des hôpitaux Tenon, Trousseau et Saint-Antoine ont été regroupés à Saint-Antoine. Des plateaux techniques, de réanimation ou de chirurgie, sont également regroupés : une multitude de salles d’opération voisines permettent d’économiser du personnel, les infirmières de bloc passant plus vite d’une salle à l’autre.
Cette rationalisation et la modernisation technique et matérielle, qui pourraient représenter un progrès, en dégageant du temps pour les relations humaines, se sont accompagnées au contraire d’économies sur le personnel et de la précarisation des travailleurs, y compris de certains médecins.
Des médecins étrangers précaires et sous-payés
En voilà un des aspects révoltants : les hôpitaux exploitent sans vergogne la précarité des médecins étrangers. 4 000 à 5 000 médecins exerçant dans les hôpitaux ont eu leur diplôme hors d’Europe, souvent au Maghreb, en Syrie, au Liban ou en Afrique subsaharienne. Leur formation n’a pas coûté un centime en France – c’est un aspect du pillage des pays pauvres. Ils assurent opérations, consultations et gardes, en cumulant les heures et en étant payés autour de 1500 euros net au début, bien moins que leurs collègues à diplôme obtenu dans l’Union européenne.
Sans eux, bien des services ne tourneraient pas, mais ils sont soumis à des « épreuves de vérification de compétence », qui sont en fait un concours, avec un faible taux de réussite ! Ceux qui ont échoué ont souvent été licenciés, puis menacés de perdre leur titre de séjour. Ils se sont mobilisés en janvier 2024, derrière le slogan « Médecins pas chers, voilà la bonne affaire ». Le gouvernement a alors accordé des autorisations provisoires pour l’année 2024, pour leur permettre de repasser ce fameux concours…
Mais rien n’est réglé pour eux, et comme l’ensemble des travailleurs immigrés, ils font partie du monde du travail, et doivent pouvoir avoir des papiers et la liberté de travailler !
Chronométrage et standardisation du travail
Toujours pour faire la chasse aux coûts, la façon de travailler a été bouleversée.
Des cabinets de conseil, McKinsey, le français Capgemini, ont apporté à l’hôpital les méthodes du lean management chères au patronat. Benjamin Rossi, infectiologue dans un hôpital en Seine-Saint-Denis le raconte : « On a alors vu débarquer dans les services ces types en costard qui n’allaient pas dans le décor. Au milieu des vitres scotchées au chatterton et de fils électriques pendant dans les couloirs, leur chemise immaculée, leur sourire Colgate et leurs mocassins à gland faisaient tache. On les appelait les “men in black”. […] Selon eux, avec un brancardier au lieu de dix, avec une secrétaire au lieu de trente, avec une infirmière au lieu de trois, tout serait pareil… Ils appelaient cela rationaliser. »
Les services et les médecins eux-mêmes sont mis en concurrence. Il faut maximiser le taux d’occupation des lits, le taux d’utilisation d’un bloc opératoire. Aux Urgences, on peut transférer un patient dans un autre service dix minutes avant sa mort, pour qu’il ne soit pas comptabilisé comme décès aux Urgences.
Dans des laboratoires de plus en plus mécanisés, au brancardage, les mêmes chronométreurs que dans l’industrie font la chasse aux temps morts. Alors qu’auparavant, chaque service avait ses brancardiers, aujourd’hui tout a été centralisé : il faut faire une demande par informatique pour un transport de malade, et les brancardiers, comme chez Amazon, sont munis d’une application qui « optimise les flux de patients » ; il ne s’agirait surtout pas de les laisser prendre du temps pour discuter avec des patients parfois inquiets. En revanche, s’il s’agit de les licencier quand ils sont précaires ou de les évaluer s’ils sont titulaires, les cadres leur reprocheront de ne pas discuter assez avec les patients qu’ils brancardent !
Pour les aides-soignants, il faut toujours passer plus vite au patient suivant, comme s’il s’agissait d’une voiture sur une chaîne de montage. Faute de temps, des toilettes de patients sont faites de façon incomplète ; des malades en perte d’autonomie sont laissés au lit des jours entiers…
Pour les infirmières aussi, les gestes sont standardisés et le temps est compté. Une jeune infirmière n’a plus de temps à passer avec une ancienne pour apprendre son savoir-faire, il n’y a plus de temps pour faire des réunions d’équipe. La pratique des « pools » ou des « remplacements sur repos » s’est développée : ce sont des réservoirs d’infirmières qui peuvent être envoyées n’importe où, sans forcément maîtriser les spécificités de chaque spécialité, ni l’organisation du service… L’augmentation du recours à l’intérim va dans le même sens : des infirmières qui sont là pour une seule journée ne savent pas où est rangé le matériel, ne connaissent ni les patients ni les autres membres de l’équipe. Les soignants sont transformés en pions interchangeables…
Dans les hôpitaux psychiatriques, où la relation entre soignants et patients est particulièrement importante, le sous-effectif et le manque de temps se traduisent pour les patients par plus de contention et plus de passages en chambre d’isolement. Au quotidien, c’est aussi moins d’activités thérapeutiques, pour des patients qui parfois y passent leur vie, moins de sorties pendant lesquelles ils peuvent faire « comme tout le monde », en allant au centre commercial ou en déjeunant à la cafétéria.
En 1920, Trotsky décrivait ainsi la mise au pas des travailleurs dans l’industrie capitaliste : « La productivité du travail salarié n’est pas quelque chose qui est donné, achevé, présenté par l’histoire sur un plateau. Non, c’est le résultat d’une politique longue et tenace de répression, d’éducation, d’organisation et de stimulation de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Pas à pas, la bourgeoisie a appris à pressurer les travailleurs pour extorquer de leur travail une quantité toujours croissante de produits. »
Un siècle après, ce sont exactement les mêmes méthodes que ses dirigeants ont transposé dans la santé !
Entreprises privées à tous les étages
L’argent économisé en salaire, en personnel, au détriment d’une santé humaine et bienveillante, permet, outre le paiement des intérêts aux banquiers, à une kyrielle d’entreprises capitalistes de s’enrichir, dans et autour de l’hôpital.
Le développement de l’ambulatoire est une aubaine pour les capitalistes de l’hôtellerie, comme le groupe Accor, qui ouvre des « hôtels hospitaliers » pour des patients qui viennent de loin, et souhaitent dormir la veille ou le soir à proximité de l’hôpital.
L’argent du patient, ou de son assurance-maladie, alimente les profits d’une multitude d’entreprises.
Prenons un patient hospitalisé aux Hospices civils de Lyon : s’il souhaite une chambre individuelle, il devra faire sa demande auprès de l’entreprise Happytal ; s’il veut la télévision ou Internet, auprès de la société Cineolia ; s’il souhaite une revue pour patienter, il ira au Relais H du groupe Vivendi, possédé par Bolloré ; le ménage de sa chambre a été fait par les travailleurs de l’entreprise GSF ; s’il doit faire un IRM ou un scanner, on met en route l’appareil du groupe Philips, qui a signé un partenariat exclusif de 60 millions d’euros sur douze ans pour l’installation et l’entretien ; s’il a besoin d’une analyse médicale, interviendront les automates installés par le leader mondial de la biotechnologie, Roche, qui a lui aussi un contrat d’exclusivité. Un test PCR ? C’est fourni par l’entreprise Biomérieux, qui appartient à Mérieux, vingtième fortune française. Aurait-il besoin d’oxygène ? Les bouteilles viennent d’Air Liquide, leader mondial des gaz, technologies et services pour l’industrie et la santé. S’il prend des médicaments, il versera évidemment son tribut à Sanofi ou Merck. Il peut aussi avoir la chance que son chirurgien soit assisté par un robot high-tech vendu par Medtronic, géant mondial des technologies médicales.
Et, pour se débarrasser de lui, voilà la dernière venue, Noé Santé, une start-up spécialisée dans l’accélération de la sortie des malades.
Ainsi l’hôpital, avec ses gros budgets de fonctionnement, ses mille et un domaines d’activité, et même le caractère vital des besoins auxquels il répond, a été démantelé, découpé en confettis, et des pans entiers de la santé soumis aux appétits du capital. Grâce à une politique volontariste de l’État, son budget est happé par tous les bouts, que ce soit par les entreprises privées qui vendent du matériel ou des services ou par les banquiers qui prélèvent leur dîme. Cela s’est fait en pressurant l’ensemble des travailleurs qui font tourner l’hôpital.
La résistance des travailleurs de la santé
Certains travailleurs de la santé se découragent et préfèrent quitter leur emploi et « rendre leur blouse » ; le nombre de démissions explose.
Mais d’autres, régulièrement, contestent collectivement la dégradation. Des mouvements de colère s’expriment localement, des travailleurs se regroupent pour interpeller leurs directions, refusent d’appliquer des consignes absurdes, refusent de se soumettre à un système qui broie travailleurs et patients.
Parfois, cela débouche sur des mouvements plus larges, qui révèlent que les travailleurs de la santé n’acceptent pas cette évolution.
Le premier mouvement qui a marqué, fut la grève des infirmières en 1988, qui a également concerné d’autres catégories de personnel. Leur revendication – entre autres – de 2000 francs d’augmentation de salaire pour tous, s’opposait au blocage des salaires décidé par la gauche en 1982.
Dans les vingt dernières années, de multiples mobilisations locales contre des fermetures de maternités ou de services ont réuni personnels et populations locales, de Saint-Affrique dans l’Aveyron aux Lilas en Seine-Saint-Denis, en passant par Carhaix, Die, Cognac, Decazeville, Epernay, Guingamp, Sarlat… Ils obtiennent parfois un sursis, mais ne parviennent pas à stopper le rouleau compresseur des fermetures.
En 2015, à l’AP-HP, un mouvement de contestation a duré plusieurs semaines, contre la suppression des jours dits de RTT (réduction du temps de travail). Pour économiser 20 à 25 millions d’euros, Martin Hirsch, en supprimant des RTT, voulait augmenter le nombre de soignants présents sans embaucher, et comptait sur le fait que les soignants continueraient à dépasser la durée légale du temps de travail, mais sans être payés en conséquence.
Une camarade racontait alors : « Il n’y a déjà plus aucune règle qui régisse le temps de travail. On fait des semaines de 50 heures, on passe du jour à la nuit dans la même semaine. Tous les jours ou presque pour arriver à faire le boulot et à passer ses consignes, on reste après l’heure, un quart d’heure, une heure, le temps de finir, on est rappelé sur nos jours de repos et on est prévenu quelquefois du jour au lendemain qu’il faut changer d’horaires. »
En 2019, une autre vague de contestation a cette fois-ci secoué les services d’urgences. Cette fois-ci elle touchait l’ensemble des métiers, et tout le pays. Pendant plusieurs mois, à l’appel du collectif inter-Urgences, rejoint par les syndicats de travailleurs et des collectifs de médecins, des grèves et des manifestations ont réclamé des embauches et des augmentations de salaires.
Ces réactions sont légitimes et salutaires. Elles montrent que les travailleurs de la santé n’acceptent pas les diktats de la rentabilité et de la finance, qu’ils ne supportent pas le mépris ni l’impression que leur travail perd son sens.
L’évolution du capitalisme a rapproché leurs conditions de travail de celles de tous les prolétaires et, comme les autres, ils n’ont pas d’autre choix que de s’organiser, lutter ensemble, pour défendre leur peau face à l’offensive de l’État et du patronat. C’est dans ces luttes communes qu’ils peuvent se faire respecter, apprendre à surmonter les divisions entre catégories, prendre conscience de leurs intérêts communs, comprendre qui sont leurs ennemis.
Mais ils doivent réaliser que l’État ne pourra pas être de leur côté. Il n’enrayera pas la politique de pillage à grande échelle organisé au profit des capitalistes : l’État est un instrument façonné et affûté par la bourgeoisie. Ses hauts fonctionnaires, ses gestionnaires, sortis des grandes écoles, passant du public au privé et réciproquement, ne sont pas sélectionnés pour défendre l’intérêt de la population, mais pour défendre sous tous les angles ceux des capitalistes.
À l’hôpital comme ailleurs, il y a besoin de militants communistes révolutionnaires, pour faire réaliser que la financiarisation de la santé est un moyen de drainer des parts supplémentaires de la richesse créée par les travailleurs vers les caisses des capitalistes, et que la dégradation vécue dans la santé est une facette de la lutte que mène la classe capitaliste contre l’ensemble de la classe ouvrière ! Pour arrêter le rouleau compresseur, c’est le pouvoir de la bourgeoisie qu’il faut renverser !
La crise du Covid : un révélateur de la situation du système de santé
En 2020, la crise du Covid fut un révélateur de l’état de ruines dans lequel était le système hospitalier. Déjà à peine capable de faire face aux périodes normales et aux épidémies saisonnières comme la bronchiolite, il a été complètement débordé, et les soignants se sont retrouvés seuls dans cette catastrophe sanitaire : dizaines de lits fermés, pénuries de masques, manque de respirateurs, manque de personnel…
Macron et son gouvernement n’ont ni changé de politique ni imposé la moindre contrainte aux fabricants de vaccins, qui ont engrangé des superprofits dans cette période. En revanche, les contraintes se sont abattues sur l’ensemble de la population, à coups de leçons de morale et de dressage sous forme de confinement, couvre-feu et autres passes sanitaires.
Les paroles mielleuses de Macron sur les travailleurs « essentiels » étaient une piètre tentative pour masquer la réalité : les fermetures de lits ont continué, encore plus nombreuses en 2020 en plein Covid qu’en 2019 ! Et cela ne fait que s’accélérer depuis ! Les restructurations accompagnées de suppression de personnel et de lits se poursuivent : le futur Grand Hôpital Nord qui devrait ouvrir ses portes en 2028 à Saint-Ouen en région parisienne, qui fusionne deux hôpitaux (Bichat et Beaujon), s’accompagne de la suppression de près de 25 % des lits.
Quant au « Ségur de la santé », une prétendue réponse du gouvernement aux revendications des travailleurs, il n’a accordé qu’une augmentation de salaire bien insuffisante aux hospitaliers, et rien à ceux de la sous-traitance !
Les pénuries de personnel atteignent des sommets : les places en formation de médecins ou d’infirmières ne suffisent pas pour faire face aux besoins. Les démissions sont de plus en plus nombreuses, ainsi que les départs en invalidité, en particulier ceux des aides-soignantes dont le travail est très dur physiquement. Cela alimente le cercle vicieux de la dégradation pour ceux qui restent. De nombreux lits voire des unités entières restent fermés pendant des mois par manque de personnel.
Voilà l’implacable bilan de vingt ans de financiarisation, d’irruption violente des exigences du profit privé, au cœur de l’hôpital.
Dans le Manifeste du parti communiste, Marx expliquait comment la bourgeoisie, dans sa transformation de la société passée, avait détruit les sentiments qui enrobaient les relations personnelles dans la société féodale, pour les remplacer par « une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. »
L’hôpital avait longtemps échappé à l’emprise directe de la finance, laissant une certaine place au sentiment des soignants de faire une œuvre utile, et à la préoccupation du bien des malades. Mais désormais, là aussi, la concurrence et la loi du marché capitaliste ont imposé l’exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
Pour les capitalistes, la santé est un secteur comme les autres, un support pour dégager du profit. Ce sont des irresponsables et la seule solution, c’est que les travailleurs les empêchent de nuire !
Hôpitaux privés, Ehpad et laboratoires d’analyses aux mains des financiers
À l’extérieur de l’hôpital public, dans le secteur des soins privés à but lucratif, cette évolution est encore plus marquée et cynique. Cliniques et Ehpad privés, laboratoires d’analyses médicales, aujourd’hui centres de radiologie, la mainmise capitaliste y a connu un développement sans précédent dans les vingt dernières années, avec le soutien actif de l’État.
La concurrence y a mené à la financiarisation, et à une concentration extrêmement rapide, générant des géants comme Ramsay et Elsan dans l’hospitalisation, Korian et Orpea dans les Ehpad. Ces secteurs pourtant vitaux sont devenus des proies pour la spéculation financière.
L’État a favorisé le développement des cliniques privées
Jusqu’à la fin des années 1970, les cliniques privées étaient surtout détenues par un ou plusieurs médecins. Les premiers groupes sont nés dans les années 1980 : la Générale de Santé, créée par la Compagnie générale des eaux (ancêtre de Veolia) ou Clininvest-Capio ont commencé à racheter des cliniques. Ils ont été encouragés par les gouvernements, au nom de leur fameux dogme qui dit que le public, ça coûte cher, et que le privé, c’est efficace.
En 2009, la loi Hôpital patients santé territoire, ou loi Bachelot, du nom de la ministre de la Santé de Sarkozy, a généralisé la tarification à l’acte (T2A) lancée en 2004, permettant aux cliniques de choisir les soins les plus rémunérateurs. Elle a créé aussi les agences régionales de santé (ARS), de véritables préfectures de la santé, dont le directeur est nommé par le gouvernement. Les ARS sont chargées de rationaliser l’offre de soins à l’échelle d’un territoire, en mettant en concurrence les établissements publics et privés, et en répartissant les soins indifféremment entre eux.
Résultat, les établissements privés ont vu leur activité augmenter plus vite que le public, en se concentrant sur les opérations les plus rentables, celles qui peuvent être programmées, à durée stable, ou les actes chirurgicaux qui peuvent être pratiqués à la chaîne : aujourd’hui leur part de marché dépasse 53 % en chirurgie, 70 % des cataractes, et 71 % des endoscopies digestives diagnostiques. Les pathologies les plus lourdes, et les patients les plus pauvres, restent bien sûr à la charge de l’hôpital public.
Des masses de capitaux à la recherche de placements
Ce secteur en plein boom a alors attiré des capitaux en recherche de placements rentables.
Les principaux acteurs en sont les fonds dits de private equity ou capital-investissement. Pour l’essentiel, il ne s’agit pas d’investir au sens de créer des moyens de production nouveaux, mais au sens d’investir des capitaux dans une affaire pour les retirer quelques années plus tard avec un gain financier.
Alors que les hedge funds spéculent à très court terme, les fonds de private equity spéculent eux aussi, mais sur 5 à 10 ans : ils achètent des entreprises non cotées en Bourse, rentabilisent, restructurent, font des acquisitions financées par l’endettement, et revendent plus cher quelques années plus tard.
En France, comme dans tous les pays impérialistes, les grandes entreprises ainsi que de grandes familles bourgeoises ont créé leur fonds d’investissement pour placer leurs capitaux excédentaires : c’est le cas pour AXA, BNP Paribas, les banques Lazard et Rothschild, les héritiers des rois de la sidérurgie Wendel qui ont créé Wendelgroup. La richissime famille Bettencourt a elle aussi son fonds d’investissement, nommé poétiquement Téthys Invest, du nom d’une déesse grecque de la fécondité : c’est sûr, ils attendent que leurs milliards fassent des petits !
Le poids de ces fonds de private equity, contrôlés par la bourgeoisie des pays riches, a explosé depuis la crise financière de 2008, lorsque les banques ont été un peu plus encadrées par les États, alors que ces fonds, eux, le sont très peu.
Financiarisation de l’hospitalisation privée
Les opérations spéculatives de ces fonds ont provoqué un vaste mouvement de concentration dans le secteur des cliniques privées : si, en 2003, les grands groupes ne représentaient encore que 10 à 15 % du marché, les quatre principaux s’en partagent aujourd’hui 40 %.
Ramsay Santé, numéro un en France, est aux mains de l’australien Ramsay Healthcare et du Crédit Agricole. Il est dirigé par une figure de la finance : Patrick Roché, ex-dirigeant chez AXA et dans des filiales de la banque Barclays.
Selon les chiffres officiels (qui valent ce qu’ils valent), les bénéfices de l’ensemble des cliniques privées se sont montés en 2022 à 627 millions d’euros, sur un chiffre d’affaires de plus de 18 milliards. La rentabilité (3,5 %) peut paraître modeste par rapport à celle d’autres secteurs de l’économie, sauf que cet argent se fait quand même sur le dos des malades, de la Sécu, et des travailleurs de la santé !
Mais le secteur de la santé privée est surtout un support pour les spéculateurs des fonds d’investissement, qui ne cherchent pas forcément à s’enrichir en touchant des dividendes mais font du profit en achetant puis en revendant plus cher.
Pour le comprendre, intéressons-nous à la saga du numéro 2 en France, le groupe Elsan, qui comporte de nombreux épisodes.
Elsan est le résultat de la fusion de trois groupes principaux, dont chacun avait déjà été le produit de plusieurs fusions profitables : Vedici, Vitalia, et Médipôle partenaires.
Vedici a été créé en 2000 par deux anciens cadres de la Générale de Santé, qui ont racheté quelques cliniques en difficulté, essentiellement dans l’ouest de la France, et ont commencé à regrouper, à externaliser, à sabrer dans les effectifs, et à vendre les murs.
En 2006, leur succès a attiré un premier fonds d’investissement, le britannique APAX Partners. Il a acheté une partie de l’entreprise avec ce que les financiers appellent dans leur jargon un LBO : cela signifie que ce fonds n’a pas payé la totalité de l’achat avec son propre argent ; il souscrit un emprunt pour financer une partie de l’acquisition, en prévoyant de payer les intérêts de cet emprunt grâce aux bénéfices tirés des cliniques achetées. Les deux fondateurs de Vedici ont ainsi levé des capitaux avec lesquels ils ont financé de nouveaux achats… qui ont augmenté la valeur de l’entreprise.
Quatre ans après, en 2010, APAX a revendu ses parts du capital de Vedici plus cher à un autre fonds d’investissement, qui a acheté lui aussi en empruntant. Pour satisfaire l’appétit de profits de ses nouveaux actionnaires, Vedici a mené la même guerre contre les travailleurs et les conditions de soin que dans le public : fusion de cliniques, fermetures de lits, suppressions d’emplois prétendument « en doublons », vente des murs à des sociétés immobilières, salaires encore plus bas que dans le public, travailleurs sous pression, matériel rationné, prestations supplémentaires facturées, chambres pouvant coûter jusqu’à 200 euros la nuit…
Au bout de quatre années supplémentaires, en 2014, le deuxième fonds revend, en ayant doublé son investissement initial. Un joli coup dans le monde du private equity ! Un troisième fonds rachète à son tour les parts de Vedici, finançant cet achat comme ses prédécesseurs par un emprunt, dont les intérêts seront payés par les cliniques du groupe. Pour la troisième fois, c’est le groupe acheté qui finance son propre rachat.
Avec cet argent frais, Vedici réussit à racheter en quelques années deux concurrents plus gros que lui, Vitalia puis Medipôle partenaires. Le groupe prend le nom d’Elsan.
Depuis 2020, après la dernière grosse opération financière en date, Elsan est contrôlé par le fonds américain KKR, un fonds luxembourgeois, plusieurs fonds français dont Thétys Invest de la famille Bettencourt, et celui de la famille Mérieux. À sa tête siège Sébastien Proto, un ex-jeune loup de la droite proche de Sarkozy, ex-banquier d’affaires chez Rothschild et à la Société Générale.
Dans leur course aux profits, ces capitalistes ne reculent devant aucune crapulerie : le patron d’Elsan de 2017 à 2023, Thierry Chiche, était un ancien de Renault et Michelin. Il a menacé de fermeture une clinique entière, à Auch, sous prétexte de manque de rentabilité, menaçant 80 travailleurs de licenciement, et toute une population d’être privée de spécialités indispensables. Le comble, c’est qu’une des causes du prétendu manque de rentabilité, c’était le loyer exorbitant exigé par le promoteur immobilier auquel Elsan venait de vendre les murs. Elsan avait donc encaissé le produit de la vente des meubles et voulait ensuite mettre la clé sous la porte !
Nous avons détaillé l’histoire d’Elsan, mais les quatre mastodontes de l’hospitalisation privée ont des histoires similaires : Ramsay, Vivalto, Almaviva, sont aussi les produits d’une concentration rapide, pour le plus grand profit de bourgeois spéculateurs, à la recherche de profits à court terme.
Des patrons de cliniques jamais rassasiés
Cette évolution s’est faite main dans la main avec l’État et la Sécu, dont les responsables font allègrement des allers-retours du privé au public. Un exemple parmi d’autres : Frédéric Van Roekeghem, venu du groupe d’assurances AXA, est passé par le cabinet du ministre de droite Douste-Blazy, a été directeur de la Caisse nationale d’assurance-maladie de 2004 à 2014, et préside actuellement le conseil de surveillance du groupe Elsan.
Si le marché de la santé est considéré comme prometteur, c’est que ses débouchés sont garantis par l’argent de la Sécu et le soutien de l’État. Régulièrement, la Fédération hospitalière privée, une sorte de Medef des patrons de cliniques privées, utilise la place cruciale conquise dans le système de soins comme moyen de chantage pour leur faire débourser plus : ils ont d’ailleurs obtenu des rallonges budgétaires en menaçant de fermer boutique en juin dernier, ce qu’ils appellent abusivement « faire grève ».
Mais ils se gardent bien de faire la transparence sur leurs comptes : quand ils pleurent en parlant de cliniques en difficulté, combien le sont à cause des loyers exorbitants payés à un promoteur immobilier ? Quels montants ont été dégagés pour payer les intérêts des emprunts souscrits pour les racheter ? Quels montants sont allés grossir les profits des rapaces de la finance, des Bettencourt et autres Crédit Agricole ?
Dans ce secteur vital pour la population, comme dans l’ensemble de l’économie, il faudrait mettre fin à l’opacité qui sert à masquer les bonnes affaires de la bourgeoisie !
Le scandale Orpea, révélateur de la mise en coupe réglée des Ehpad par la finance
Le secteur des Ehpad, en plein boom depuis vingt ans grâce au vieillissement de la population, a connu le même processus, avec le soutien de l’État et via des fonds d’investissement.
En 2022, le livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, a révélé aux yeux du grand public ce que les travailleurs du secteur dénonçaient depuis des années par leurs mobilisations : les dernières années de la vie ne sont pas à l’abri de la loi du profit.
Dans la jungle capitaliste, chaque famille doit se débrouiller pour prendre soin de ses anciens, ce qui n’est pas toujours possible, surtout quand il y a des problèmes de santé importants. Dans cette société où tout s’achète et se vend, le soin aux anciens est devenu un marché, que les économistes osent appeler « l’or gris ».
Dans Les Fossoyeurs, l’un des sbires des fonds d’investissement, dirigeant d’Orpea, a exprimé cyniquement ce que ses maîtres capitalistes attendaient de lui : « Au début de ma carrière, j’ai vendu des baskets chez Go Sport. Eh bien, gérer des personnes âgées en maison de retraite, c’est exactement comme vendre des baskets. Mon but, à l’époque, c’était de vendre le maximum de baskets. Et aujourd’hui, c’est qu’on vende le maximum de journées de prises en charge. »
Ce qu’il appelle vendre, c’est puiser dans les fonds publics : si le résident paye la partie hébergement avec sa retraite ou en vendant sa maison, c’est la Sécu qui prend en charge à 100 % la partie soins, c’est-à-dire les salaires des soignants, les départements et la Sécu prenant en charge l’essentiel de la partie dépendance, c’est-à-dire les salaires des auxiliaires de vie et agents de service.
Les méthodes de rationalisation de ces sociétés sont dignes de la mafia : rationnement des protections hygiéniques et de la nourriture ; fraude à la Sécu, en facturant des achats sans tenir compte de ristournes reversées par leurs fournisseurs a posteriori ; optimisation du codage des soins ; commissions sur le moindre coiffeur ou kinésithérapeute qui intervient ; pour remplir les lits, admission d’anciens avec de lourdes pathologies psychiatriques sans leur fournir les soins adaptés ; sous-effectif organisé et même mensonge sur les effectifs réels pour racketter la Sécu ou les départements ; travailleurs sous-payés et pressés comme des citrons ; licenciement à la moindre contestation ; chasse aux syndicalistes… bref, ce sont des patrons de combat !
Pour les travailleurs et les résidents, les Ehpad peuvent se transformer en enfer. Une aide-soignante citée par Mediapart raconte : « Parfois, ce boulot, c’est presque de la torture. » Une de ses collègues : « Dix minutes pour une toilette, quand il en faudrait au moins le double. On ne peut pas faire dans la dentelle. » Une militante CGT renchérit : « Comment donner à manger en dix minutes ? Comment prendre le temps de pouvoir discuter avec le résident ? La maltraitance du soignant se répercute sur la maltraitance du résident. »
Voilà ce que la société a à proposer aux anciens travailleurs devenus dépendants après toute une vie de labeur pour enrichir les capitalistes.
Après le scandale, le groupe Orpea a frôlé la faillite, mais l’État a volé à son secours, via la Caisse des dépôts et consignations. Le journal Les Échos pouvait titrer en avril dernier « Emeis (ex-Orpea) remonte nettement la pente » !
La course à la rentabilité est la même dans tous les groupes privés. Faisant face à de nombreuses contestations par des salariés ou des familles de résidents, l’autre géant du secteur, Korian, a lui aussi courageusement changé de nom, pour se présenter sous la douce appellation de Clariane. Les groupes français Orpea, Korian et DomusVi étendent leurs tentacules dans toute l’Europe, leaders de ce marché lucratif biberonné aux fonds publics.
L’ensemble du système n’est pas conçu pour fournir une résidence agréable ou les soins nécessaires aux plus anciens, mais pour arrondir les fortunes de bourgeois en chair et en os. Derrière la sordide réalité des Ehpad, il y a Yves Journel, cinquante-quatrième fortune de France grâce au groupe DomusVi, Patrick Teycheney, avec Colisée. Au capital d’Orpea, il y avait la famille Peugeot via sa filiale Peugeot Invest.
Et bien d’autres bourgeois du monde entier se cachent derrière l’anonymat des fonds d’investissement. Par les méthodes de la finance, c’est toute la classe bourgeoise, collectivement, qui extorque le maximum de richesses sur le dos des anciens et des travailleurs.
Disparition des indépendants au profit de monopoles : l’exemple des laboratoires médicaux
La finance s’immisce partout, partout elle capte ces marchés garantis par la Sécu, partout elle pousse à rentabiliser et à concentrer : les chaînes de cliniques ophtalmologiques et les cliniques dentaires privées, où l’on travaille à la chaîne, foisonnent ; certaines ont d’ailleurs été sanctionnées par la Sécu pour des arnaques de facturation. Les dernières cibles affichées des financiers semblent être les centres de soins de proximité, la radiologie, les pharmacies et les aides à domicile.
L’arrivée du grand capital dans un secteur soumet et détruit les petits indépendants, les exproprie et concentre la propriété entre quelques mains. Même les médecins, y compris les chefs de service, sont de plus en plus évincés des décisions.
En dix ans, les petits laboratoires indépendants d’analyses médicales ont quasiment disparu, au profit de six groupes qui contrôlent près des deux tiers des sites : Biogroup, Cerba, Eurofins, Inovie, Synlab et Unilabs. Les plus grandes banques et fonds d’investissement sont à la manœuvre dans ce secteur.
Là encore, c’est l’État qui a favorisé cette concentration : avant, seuls les biologistes exerçant sur place pouvaient détenir un laboratoire. En 2001, dans l’objectif de baisser les tarifs des analyses, l’État a autorisé la formation de chaînes de laboratoires ; en 2010, une nouvelle loi a imposé aux labos un procédé d’accréditation de leurs analyses, très lourd et très coûteux, qui a avantagé les grosses structures.
Cette politique de l’État a acculé les petits labos incapables d’investir dans les machines les plus modernes : soit ils se sont regroupés en réseau, soit ils ont été absorbés par des grands groupes. Le rouleau compresseur du capitalisme continue à ruiner et à exproprier la petite bourgeoisie.
Pour rentabiliser et revendre plus cher, les fonds d’investissement rachètent des labos, accélèrent le travail, regroupent parfois plusieurs centaines de sites autour d’un seul plateau technique automatisé, rassemblant des équipements extrêmement coûteux. Les conséquences pour les salariés, ce sont les salaires bloqués et les rythmes éreintants, comme ils le dénoncent régulièrement dans leurs luttes.
Cette concentration a accentué la division des tâches et amélioré l’efficacité, comme cela s’est fait d’ailleurs en parallèle dans l’hôpital public avec le regroupement des laboratoires.
Mais la concurrence a mené à la formation de monopoles, qui sont en position de force pour s’imposer face à l’État, comme s’en inquiétait en 2023, le directeur de l’Assurance-maladie lui-même : « Quand l’Assurance-maladie a voulu baisser les tarifs des biologistes, le fait que les laboratoires soient aujourd’hui détenus par des fonds d’investissement avec des logiques claires de spéculation a rendu les discussions très compliquées, avec des menaces de fermetures de sites par exemple et de remise en cause du service rendu aux assurés. »
L’État et la Sécu se retrouvent dans la position de l’apprenti sorcier qui a déclenché des forces qui lui échappent !
La menace d’un effondrement financier
Après les cliniques, les Ehpad, les labos, maintenant les cabinets de radiologie… Les masses de capitaux à la recherche de placements financiers transforment tous les secteurs. Tant que ça se développe, tant qu’ils peuvent espérer revendre avec des gains énormes, les valeurs montent, mais jusqu’à quand ?
Dans le secteur des Ehpad, affaibli par les scandales, il a fallu le sauvetage de l’État pour que le groupe Orpea puisse poursuivre son activité. Dans le secteur de l’hospitalisation privée, le dirigeant du groupe Vivalto Santé s’est plaint auprès d’une commission du Sénat du ralentissement de la croissance, qui le rend « incapable d’organiser une sortie des investisseurs et d’en trouver de nouveaux » : apparemment il n’arrive plus à dégager suffisamment de gains rapides pour attirer des acheteurs au niveau de prix qu’il attend.
Dans le secteur des laboratoires d’analyses, les taux de rentabilité sont sidérants, dépassant les 30 % en 2021… mais ça ne pourra pas durer. L’Assurance-maladie constate que « les valeurs d’achat des groupes [ont] atteint des niveaux qui semblent décorrélés de leurs performances financières » et elle s’inquiète des risques de bulle spéculative.
Tout le secteur est à la merci d’un effondrement financier. La concentration et la constitution de monopoles, qui pourraient représenter un progrès en renforçant l’efficacité, en permettant de planifier mieux le système de santé, se transforment en bombe à retardement, parce qu’ils sont entre les mains de spéculateurs irresponsables.
Les travailleurs de la santé, partie intégrante du prolétariat
Mais une autre conséquence de cette évolution, c’est la concentration des travailleurs de la santé dans des établissements de plus en plus grands. Qu’ils soient dans le public ou dans le privé, dans un hôpital, un Ehpad ou un labo, ils sont toujours plus intégrés dans la vaste chaîne d’exploités asservis par le capital. En lien avec le reste de la classe ouvrière, ils représentent une force potentielle considérable !
Le système de santé, une machine souvent inaccessible
Côté patients, le système de santé est à l’image de l’ensemble de cette société de classes : quand on a de l’argent, tout roule, mais sinon… Rien dans la société n’est organisé pour permettre aux femmes et aux hommes des classes populaires de profiter de la vie dans de bonnes conditions. Les travailleurs sont là pour se faire exploiter, et le système de santé se contente de les réparer comme des machines cassées, pour qu’elles remplissent à peu près leur fonction. Leur santé est détruite en permanence par l’exploitation : accidents du travail, exposition à l’amiante, aux produits chimiques, horaires décalés, gestes répétitifs, port de charges lourdes. Les difficultés pour accéder à une alimentation équilibrée provoquent une pandémie d’obésité et de diabète.
Entre dépassements d’honoraires et reste à charge, le coût de la santé ne cesse d’augmenter. Quand on ne connaît pas les arcanes du système, quand on n’a pas les moyens de se payer une bonne mutuelle, on fait souvent face à un mur. Les parents d’un bébé malade en pleine nuit, s’ils n’ont pas les moyens d’avancer les vingt euros non pris en charge par la Sécu pour le médecin de garde, passent toute la nuit aux urgences ; et encore maintenant, même là, si on n’a pas de mutuelle, il reste près de vingt euros à payer. Faute d’un système totalement gratuit, il faut parfois choisir entre remplir le frigo, se chauffer ou se soigner correctement.
Même l’accès à un médecin traitant est devenu compliqué, car les médecins surchargés ne prennent pas de nouveaux patients, et il arrive que certains refusent les patients les plus pauvres couverts par la Complémentaire santé solidaire (ex-CMU) ; d’autres médecins se déconventionnent pour augmenter leurs tarifs.
Faute d’un système proche des gens, les plus pauvres sont moins bien suivis et ont moins accès à la prévention. Leurs maladies sont détectées plus tard, parfois seulement lors de la visite médicale obligatoire au travail. Certains traînent des maladies qui pourraient être guéries ou même évitées, qui leur pourrissent la vie, comme des maux de dos non soignés et aggravés par le travail, qui finissent par se transformer en handicap irréversible.
Des soins vitaux comme ceux des yeux et des dents, mal remboursés par la Sécu, sont souvent inaccessibles. Lorsque François Hollande parlait des « sans-dents », il a avoué, avec tout le mépris d’un domestique servile de la bourgeoisie, que dans un pays riche comme la France, on peut connaître la classe sociale de quelqu’un en regardant ses dents. Lorsque les factures se montent à plusieurs milliers d’euros pour des prothèses dentaires, beaucoup renoncent, vivent avec des dents en moins, et des douleurs permanentes à la mastication.
Pour les rapaces qui sont à la manœuvre dans la santé, ces problèmes n’existent pas. Leur mainmise, leur course à la rentabilité à court terme, ont enfanté un système de santé de plus en plus inhumain et inaccessible. Les aspects les plus hideux de leur course au profit ressortent d’autant plus qu’il s’agit d’un domaine où on s’occupe de l’humain, d’un domaine auquel chacun sera confronté un jour.
Pas de bon système de santé sans renverser le capitalisme
Pourtant, avec les connaissances et les moyens d’aujourd’hui, la société est riche de possibilités, comme jamais l’humanité n’en a disposé. Seuls les travailleurs au pouvoir pourraient construire un système de santé qui permette de répondre aux besoins de tous.
L’exemple de la révolution russe de 1917
Après la Révolution russe de 1917, le pouvoir des conseils d’ouvriers et de paysans avait eu cet objectif : malgré les immenses difficultés des premières années, ils avaient cherché à développer un système de santé pensé complètement autrement. Ils avaient la volonté, d’une part, de réfléchir et d’agir sur les causes des maladies, l’insalubrité, la pauvreté, la mauvaise alimentation, l’exploitation et, d’autre part, d’impliquer la population elle-même dans la prévention en lui faisant comprendre les causes des maladies. Ils ont montré, dans un pays privé de tout, soumis au blocus, sans même une usine de médicaments, qu’un autre système de santé serait possible, aux antipodes de la médecine impersonnelle et industrialisée. Malgré la dégénérescence stalinienne qui a suivi, l’impulsion donnée par la période révolutionnaire permit à l’URSS d’avoir pendant longtemps un système de santé meilleur pour les classes populaires que dans les pays capitalistes.
Un système de santé victime du capitalisme pourrissant
Plus de 100 ans après la Révolution russe, le capitalisme, même dans les pays impérialistes, est de moins en moins capable d’assurer un système de soins un tant soit peu correct et humain. Dans le pays le plus riche du monde, les États-Unis, l’espérance de vie recule même depuis dix ans, cela veut tout dire.
Et que dire des pays que les puissances impérialistes ont colonisés, soumis, pillés, et condamnés au sous-développement ? Des millions d’enfants meurent chaque année de maladies pour lesquelles vaccins ou traitements existent, sans que cela empêche les actionnaires des Sanofi, Mérieux ou Ramsay de continuer à jouer avec leurs milliards à la Bourse.
Dans la crise sans fin du monde capitaliste, les ressources économiques et les technologies les plus modernes sont détournées pour produire des engins de guerre toujours plus sophistiqués. Car le chaos grandit au Moyen-Orient, en Afrique ; les rivalités entre les puissances impérialistes qui dominent la planète font planer le risque que les guerres se généralisent.
En France, il y a d’ailleurs un secteur des hôpitaux pour lequel les budgets ont augmenté depuis 2017 : c’est dans l’armée ! En 2021, lors des manœuvres de préparation à des « combats de haute intensité », l’état-major a constaté que « le Service de Santé des Armées est dans l’incapacité, aussi bien sur le plan humain que matériel, de soutenir l’hypothèse d’engagement majeur ». Ils s’attendent à pas moins de 1 100 blessés par jour, en plus des morts.
Après plusieurs années de restrictions, cette hausse du budget du Service de santé des armées s’inscrit dans le contexte plus général de préparation économique et morale à la guerre. S’il s’agit de soigner des soldats pour les renvoyer mourir pour les intérêts des industriels et des banquiers, là, l’État s’intéresse à la santé des prolétaires ! Dans cette société folle, les guerres ont d’ailleurs été des périodes d’accélération des progrès médicaux.
Dans cet engrenage vers la guerre et la barbarie, il n’y a pas de place pour un système de santé qui fasse profiter toute l’humanité des vastes progrès médicaux accomplis.
Le combat pour une santé humaine et accessible à tous les habitants de la planète n’est pas uniquement le combat des travailleurs de la santé, il s’inscrit dans le combat de l’ensemble de la classe ouvrière pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et renverser ce système !
Expropriation des capitalistes et réorganisation de la santé
Les immenses possibilités développées par le travail collectif étouffent dans le cadre de la propriété privée, de la loi du marché capitaliste. On a des robots capables d’assister les chirurgiens pour des opérations délicates, on sait greffer des mains et même un visage, on fabrique des prothèses qui permettent de rivaliser avec les meilleurs champions olympiques, on développe des intelligences artificielles pour aider au diagnostic… Les chercheurs et leurs équipes ont été capables, malgré la concurrence et la désorganisation de l’économie capitaliste, de trouver rapidement des vaccins contre le Covid. Aujourd’hui, des plateaux techniques ultramodernes ou du matériel dernier cri sont parfois inutilisés faute de personnel.
Dans une société débarrassée du capitalisme, nous serons capables de bien d’autres prouesses. En regroupant et en concentrant le système de santé, l’évolution capitaliste elle-même a préparé le passage à une économie planifiée en fonction des besoins. La modernisation, en économisant du temps de travail, pourrait libérer du temps à consacrer aux patients, si elle n’était pas utilisée pour optimiser le profit. Même les froids outils de comptabilité à la base de la tarification à l’acte dans les hôpitaux pourraient permettre de recenser les besoins et de planifier, s’ils étaient utilisés dans l’intérêt de la population,
L’humanité dispose d’outils perfectionnés, mais est entravée par une organisation sociale obsolète.
La préoccupation de prendre soin des vieux et des malades est un marqueur très ancien de l’histoire de l’humanité : bien avant même qu’existe notre espèce, Homo sapiens, on trouve la trace de soins apportés par le groupe à un individu blessé ou malade, qui n’aurait pas pu survivre tout seul. Cette sensibilité, cette volonté d’accompagner et de respecter chacun de ses membres, y compris s’il est vieux ou handicapé, ont émergé avec le développement du fonctionnement collectif de nos sociétés préhistoriques, qui a permis aux humains de survivre et de progresser.
Le développement du capitalisme, a détruit d’anciennes formes de solidarité naturelles vis-à-vis des anciens et des malades, pour les remplacer par une société qui promeut l’individualisme. La famille actuelle, étroite, qui est bien souvent une unité économique rongée par les problèmes d’argent, n’apporte pas de solution. Quel vrai choix existe-t-il aujourd’hui pour quelqu’un qui souhaite s’occuper de ses vieux parents dépendants, mais qui a un logement trop petit et des horaires de travail épuisants ?
La gestion capitaliste de la santé a déshumanisé le soin, elle fait la chasse aux sentiments et empêche les soignants de consacrer le temps nécessaire à chacun.
Les travailleurs au pouvoir, en expropriant la bourgeoisie, en réorganisant toute l’économie, pourront mettre les progrès matériels au service de tous. Ils inventeront bien d’autres formes de relations sociales, bien d’autres modes de vie, avec des relations humaines bien plus riches que ce que nous pouvons imaginer.
En s’appuyant sur l’implication de l’ensemble de la population, les travailleurs pourraient mettre en place une santé qui ne serait plus affaire de spécialistes lointains, mais mieux intégrée dans la vie quotidienne, avec des centres de proximité, plus de prévention, et une meilleure éducation sanitaire de tous. Le vieil âge pourrait être pris en charge collectivement, dans des structures proches des lieux de vie de tous.
Dans une société communiste, les générations futures, débarrassées de la nécessité de résister à l’exploitation au quotidien, auront du temps pour se creuser la cervelle, pour inventer, pour mettre le meilleur de ce que l’humanité a produit au service de tous, quel que soit son état de santé ou son âge.
[1] Jean-Paul Domin, Une histoire économique de l’hôpital (19e-20e siècles), 2013
[2] Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, 2022.