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Article du mensuel
Antisionisme et antisémitisme : un amalgame à combattre
Reprenant à son compte une demande répétée des dirigeants du Crif, il a proposé de modifier la définition de l’antisémitisme pour y inclure l’antisionisme. Déjà en juillet 2017, recevant le Premier ministre israélien Netanyahou à l’Élysée à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vél’d’Hiv’, Macron avait affirmé : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est LA forme réinventée de l’antisémitisme. » Avant lui Manuel Valls, alors Premier ministre, avait déclaré en 2016 lors du dîner annuel du Crif : « L’antisionisme, c’est-à-dire tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine d’Israël. »
Ces politiciens s’alignent ainsi derrière les dirigeants israéliens, leurs alliés indéfectibles au Moyen-Orient, qui voudraient criminaliser toutes les critiques vis-à-vis de leur politique coloniale. Ils cherchent à flatter la fraction de l’électorat juif qui se reconnaît dans ces positions sionistes. En organisant une manifestation officielle à laquelle tous les chefs de partis ont pris part, Premier ministre en tête, les partis qui se succèdent au gouvernement depuis des décennies cherchent à faire oublier leurs responsabilités dans l’évolution de la situation politique et sociale qui rend possibles ces actes antisémites.
Combattre l’antisémitisme, d’où qu’il vienne
Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, qui s’est doté d’instruments particuliers pour les répertorier et qui collabore sur ce terrain avec des organisations privées juives (comme le Service de protection de la communauté juive, SPCJ), les actes à caractère antisémite auraient augmenté de 74 % en 2018, après deux années de baisse. Avec 541 actes répertoriés, ils restent cependant inférieurs à ceux du début des années 2000, puisqu’il y en avait eu par exemple 743 en 2000 et 936 en 2002. Ces actes sont de nature diverse : agressions physiques allant jusqu’au meurtre, comme celui de Mireille Knoll en mars 2018, profanations de tombes, tags sur des murs d’écoles confessionnelles, propos haineux déversés sur les réseaux sociaux. Les auteurs de ces actes, pour autant qu’ils soient identifiés, sont eux aussi très divers : groupuscules d’extrême droite, voyous sans foi ni loi prêts à croire que tous les Juifs ont de l’argent, comme les assassins d’Ilan Halimi en 2006, complotistes nourris de thèses fumeuses diverses, membres de la vaste mouvance islamiste.
Contrairement à ce que tente de faire croire opportunément Marine Le Pen, toujours soucieuse de dédiaboliser son parti et de faire oublier les saillies antisémites de son père, l’antisémitisme est loin d’être devenu l’apanage de certains habitants des banlieues d’origine africaine ou de religion musulmane, ou encore de la mouvance islamiste. Le vieil antisémitisme traditionnel de l’extrême droite, celui qui avait déclenché l’affaire Dreyfus à la fin du 19e siècle, celui de l’Action française pendant l’entre-deux-guerres, celui des milieux pétainistes qui ont collaboré à la déportation et au génocide des Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, n’a jamais disparu. Les croix gammées taguées sur des tombes en Alsace sont en soi une signature. Toute une partie de la haine antisémite charriée sur Internet provient de cette « fachosphère ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Macron s’est cru obligé d’annoncer, dans son discours au Crif, la dissolution de plusieurs groupuscules d’extrême droite, comme le Bastion social, ex-GUD.
La mouvance islamiste apporte bien sûr sa part à la diffusion de l’antisémitisme. Des assassins se revendiquant de l’islamisme sont passés à l’acte à plusieurs reprises ces dernières années, de la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse en mars 2012 à celle de l’Hyper Cacher de Paris en janvier 2015. Cette mouvance n’est pas en reste sur Internet, où elle distille abondamment des propos antisémites souvent camouflés en critique du sionisme. La politique des dirigeants israéliens à l’égard des Palestiniens sert de prétexte aux islamistes pour entretenir l’amalgame entre la colère légitime ressentie à l’égard de la politique israélienne en Palestine et la haine des Juifs en général.
D’autres antisémites notoires comme Dieudonné ou Soral, menacés de sanctions pénales pour leurs propos racistes, cachent leur haine des Juifs derrière la critique du sionisme. Ils ajoutent l’hypocrisie au racisme. Il faut dénoncer cet antisionisme-là qui n’est qu’un cache-sexe de l’antisémitisme. Tous ceux qui tentent de rendre tous les Juifs vivant sur la planète, et même tous ceux vivant en Israël, responsables de la politique criminelle des dirigeants israéliens se comportent exactement comme ceux qui veulent interdire toute critique du gouvernement israélien au nom de l’antisémitisme.
Les militants révolutionnaires doivent, dans les rangs de la classe ouvrière, combattre sans relâche tous les racismes, dont l’antisémitisme, quelle que soit la forme qu’il prend. Sans même faire de parallèle avec les pires périodes d’antisémitisme du passé, les travailleurs et les classes populaires sont toujours, à toutes les époques et sous toutes les latitudes, les premières victimes du racisme, de la xénophobie et de la haine de ceux qui sont différents. En premier lieu, parce que ces poisons les divisent et les affaiblissent face à leurs exploiteurs. Dans cette période de recul de la conscience politique, le repli communautaire l’emporte trop souvent sur le sentiment d’appartenir à la même classe et les idées complotistes qui circulent sur Internet semblent des réponses plausibles à la propagande gouvernementale. Les préjugés selon lesquels Israël dirigerait le monde, les Juifs contrôleraient les banques, les Juifs contrôleraient les grands médias, sont des stupidités qu’il faut combattre pied à pied. Outre que ce sont des absurdités sans fondement, ces idées obscurcissent la tête des opprimés en les empêchant de comprendre les tenants et aboutissants de l’exploitation, en niant la division de la société en classes sociales, en cachant les rapports de force réels qui régissent les relations internationales. Ceux qui propagent de telles idées ne visent pas l’émancipation des opprimés, même quand ils prétendent représenter les intérêts de tel ou tel peuple, mais à assurer leur emprise sur eux pour mieux accéder au pouvoir.
Le combat du Crif et des partisans inconditionnels d’Israël
Pourtant, ce combat contre toutes les formes d’antisémitisme ne doit pas occulter l’opération politique relancée depuis l’agression de Finkielkraut. Assimiler antisémitisme et antisionisme est une forme de terrorisme intellectuel qui revient à interdire toute critique d’Israël. Modifier la définition de l’antisémitisme pour y inclure l’antisionisme vise à criminaliser tous ceux qui critiquent la politique des gouvernements israéliens.
Emmanuel Macron reprend ainsi à son compte une vieille demande formulée par les responsables du Crif depuis les années 2000. Malgré son nom, le Crif est bien loin de représenter tous les Juifs vivant en France. D’après Dominique Vidal[1], l’ensemble des associations affiliées au Crif ne représentent pas plus de 100 000 personnes. Même si les statistiques ethniques ou religieuses sont interdites en France, le nombre total de personnes s’y considérant à un titre ou à un autre comme juives est estimé entre 500 000 et 600 000. Au mieux, le Crif représente donc 20 % des Juifs. De nombreux Juifs, en particulier de gauche, pour qui la judéité n’est pas un élément essentiel de leur vie, voire pas un élément du tout, ne sont affiliés à aucune organisation juive, ne se sentent pas appartenir à une communauté particulière et ne se reconnaissent en rien dans les positions du Crif. Quand le Crif prétend parler au nom de ce que les journalistes appellent la communauté juive, quand les dirigeants politiques de ce pays prétendent s’adresser à toute la communauté juive à travers le Crif, c’est une arnaque politique. Le Crif est dominé par la droite sioniste. Son actuel président, Francis Kalifat, est un ancien militant du Betar, un mouvement sioniste radical qui n’a jamais hésité à faire le coup de poing contre ses opposants. L’un de ses prédécesseurs, Roger Cukierman, avait dénoncé en 2003 une alliance vert-rouge-brun, assimilant les écologistes, l’extrême gauche communiste et l’extrême droite, sous prétexte que les deux premiers groupes critiquaient la politique coloniale de l’État israélien en Palestine. Depuis les années 2000, le Crif a méthodiquement cherché à relier les violences antisémites en France à la critique de la politique d’Israël en Palestine, n’hésitant pas à exagérer le climat d’insécurité pour les Juifs, pour inciter des familles au départ vers Israël et pour obtenir la criminalisation des critiques de la politique sioniste des dirigeants israéliens.
Le sionisme, longtemps rejeté par les Juifs
Le sionisme, la doctrine fondée en Europe par Theodor Herzl en 1897, réclamant la création d’un foyer national juif, fut très longtemps rejeté par l’immense majorité des Juifs eux-mêmes. Les Juifs vivant en Europe n’aspiraient pas à construire un État spécifique, mais à vivre et s’intégrer sans ostracisme ni oppression dans les pays où ils étaient nés. Quant à ceux déterminés à émigrer pour fuir la misère, comme l’immense majorité des pauvres fuyant l’Europe, c’est l’Amérique qu’ils visaient. D’après Dominique Vidal, entre 1897, date du premier congrès sioniste, et 1939, début de la Deuxième Guerre mondiale, sur les 3 millions de Juifs qui ont quitté l’Europe, 460 000 se sont installés en Palestine, tous les autres choisissant les États-Unis.
Parmi le prolétariat juif, particulièrement opprimé en Europe orientale ou en Russie tsariste, la perspective d’une révolution sociale aux côtés de l’ensemble des exploités l’emportait largement sur le sionisme. Avant la Première Guerre mondiale, de nombreux Juifs ont milité dans les rangs des partis sociaux-démocrates ou du Bund, qui regroupait des militants socialistes qui organisaient les Juifs séparément, mais pour qu’ils prennent place dans le combat commun pour l’émancipation des prolétaires, et pas pour construire un foyer national juif, ni en Palestine ni ailleurs.
Le sionisme fut encouragé et utilisé par la Grande-Bretagne puis les États-Unis pour mieux régner au Moyen-Orient, en s’appuyant sur la minorité juive contre la majorité arabe. Même après le génocide perpétré par les nazis au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la majorité des Juifs survivants aspiraient à émigrer aux États-Unis plutôt qu’en Palestine. Ils ne s’installèrent dans le futur Israël que parce que toutes les portes leur étaient fermées ailleurs. Lors de la fondation de l’État israélien, en 1948, les partis sionistes imposèrent leur politique par les armes en chassant les Palestiniens des terres où ils vivaient depuis des siècles. Ils contestèrent par la purification ethnique le plan de partage inapplicable concocté par l’ONU. Ce choix initial de bâtir un État confessionnel, donnant des droits à une seule communauté au mépris des autres, était loin d’être partagé par tous les Juifs de Palestine. En 1944, un vote interne à la communauté juive de Palestine, au sein de ses organisations politiques et syndicales, donnait encore 40 % en faveur d’une fédération judéo-arabe socialiste pour le futur État indépendant qu’elle réclamait de ses vœux et qu’elle imaginait binational.
Parce qu’ils étaient plus déterminés et plus organisés que les autres, parce qu’ils pouvaient s’appuyer sur la farouche détermination des survivants du génocide à obtenir coûte que coûte un territoire, les sionistes imposèrent leurs choix à tous. Dès la naissance d’Israël, ses pères fondateurs, comme David Ben Gourion, renoncèrent à doter cet État d’une constitution qui définirait les lois et les droits des citoyens sans référence à leur religion réelle ou supposée. Pour ne pas heurter les religieux qui refusaient de reconnaître d’autre loi fondamentale que la « loi divine », les fondateurs d’Israël en firent un État théocratique. Cette politique initiale, réaffirmée à travers la guerre de 1967 puis celle de 1973, a creusé un fossé de sang de plus en plus profond entre les Palestiniens et les Israéliens, transformant ces derniers en geôliers de tout un peuple.
Malgré les pressions et la politique du fait accompli, il reste aujourd’hui en Israël des opposants – et pas seulement parmi les Arabes israéliens privés de nombreux droits – à la politique sioniste des gouvernements successifs, opposants eux-mêmes parfois qualifiés d’antisémites !
L’internationalisme, seule voie pour les exploités
Le sionisme est une forme de nationalisme, celle d’une fraction des Juifs. Comme tous les nationalismes, il représente une impasse pour les travailleurs. Ce nationalisme n’est en outre pas celui d’un peuple opprimé, pas plus qu’il n’est celui des victimes des persécutions antisémites, mais celui d’un groupe national qui possède un État, une armée puissante et qui opprime depuis soixante-dix ans un autre peuple, le peuple palestinien. Année après année, la politique des dirigeants israéliens aggrave un peu plus le sort des Palestiniens et, en retour, dégrade la vie quotidienne des Juifs israéliens, dont la jeunesse doit payer son tribut à l’armée et dont toute la vie économique et sociale est marquée par l’état de guerre. Qu’ils vivent en Israël, en France ou n’importe où dans le monde, les Juifs qui souhaitent pouvoir vivre en paix ont toutes les raisons de se démarquer de la politique des dirigeants sionistes d’Israël. Plus fondamentalement, le nationalisme sous toutes ses formes est un poison pour les travailleurs, dont les intérêts sont communs par-delà les frontières. Face à leurs exploiteurs, pour défendre leur droit à l’existence et à un avenir digne, ils doivent refuser de se laisser enfermer dans quelque communautarisme que ce soit et, au contraire, renouer avec la devise « Prolétaires de tous les pays, unissons-nous ».
2 mars 2019
[1] Dominique Vidal, Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Éditions Libertalia, 2018.