L'extrême gauche française dans le courant du nationalisme arabe01/11/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Article du mensuel

L'extrême gauche française dans le courant du nationalisme arabe

 

La guerre du Proche-Orient a révélé encore une fois, à des degrés divers, la confusion politique et l'opportunisme de la plupart des groupes révolutionnaires français.

Dans les positions adoptées par les différentes tendances révolutionnaires, une exception doit être faite pour l'OCI qui se contente de déclarer que « tant le sionisme que l'arabisme et la « nation arabe » se rattachent directement à l'impérialisme » ( Informations Ouvrières No 628 du 17 octobre) et renvoie pratiquement dos à dos les belligérants malgré la reconnaissance du fait quel la récupération des territoires occupés est un « but de guerre juste » pour les États arabes. C'est une position qui n'a d'internationaliste que l'apparence, car les États arabes et Israël ne sont pas également liés à l'impérialisme, et les révolutionnaires ne peuvent les renvoyer dos à dos sans refuser de critiquer dans les faits la politique de l'impérialisme dans cette région du monde.

Cette exception faite, la plupart des groupes révolutionnaires ont su choisir leur camp, et affirmer que, dans la lutte entre l'État d'Israël, principal agent des intérêts impérialistes au Proche-Orient, et les États arabes, pays sous-développés qui tentent de résister à la pression de l'impérialisme, les révolutionnaires soutiennent les seconds.

Une victoire d'Israël sur les armées arabes, dans le contexte actuel du Proche-Orient, ne peut que signifier un renforcement de la mainmise et de la pression impérialiste dans cette région du monde. Les révolutionnaires affirment qu'une victoire des armées arabes est préférable à une victoire de l'armée d'Israël.

Mais si la plupart des révolutionnaires ont affirmé leur solidarité avec les peuples arabes contre Israël, ces prises de position s'accompagnent le plus souvent, à des degrés divers, de l'acceptation de la politique des gouvernements bourgeois ou même semi-féodaux des pays arabes, ou à tout le moins d'organisations comme celles de la résistance palestinienne qui, quel que soit le radicalisme dont elles se parent, tant sur le plan verbal que sur le plan des méthodes de lutte, sont des organisations nationalistes bourgeoises.

Dans le cas des organisations maoïstes, le terme d'opportunisme serait injuste pour qualifier leur attitude ; c'est de nationalisme bourgeois pur et simple qu'il faut parler. C'est ainsi que le journal Front Rouge, polémiquant avec Lutte Ouvrière, nous accuse de « nier le caractère national de l'étape actuelle de la révolution palestinienne en avançant le mot d'ordre archi-faux de « Palestine Socialiste » ou de Fédération Socialiste des États du Moyen-Orient » ( Front Rouge No 88 du 25 octobre 1973). Adepte à tout crin de la théorie stalinienne de « la révolution par étapes », Front Rouge nous combat parce que nous opposons à la politique des gouvernements arabes une politique révolutionnaire socialiste, parce que nous affirmons que les ennemis des peuples arabes ne sont pas seulement l'État d'Israël, mais aussi leurs propres dirigeants. Inutile de dire que Front Rouge n'a pas un mot de critique pour les gouvernements de Assad ou de Sadate, ni pour les dirigeants de la résistance palestinienne.

Cela va de pair avec la négation, à l'opposé, de tout droit de la communauté juive de Palestine à avoir sa propre existence nationale, et son propre État si elle le désire. Dans le cas de Front Rouge, le « fait national juif » est nié en bloc, comme « mystification impérialo-sioniste » , pour proclamer en fin de compte que « il n'y a pas d'autre issue pour les Juifs opprimés qui vivent en Palestine que de s'intégrer au mouvement national palestinien et au mouvement de libération des peuples arabes. » . La destruction de l'État d'Israël est présentée comme le premier but à poursuivre pour les masses arabes.

De même, une organisation comme Révolution ! leur assigne pour tâche immédiate la « destruction de l'État sioniste » sans aucune précision sur les droits qu'elle reconnaît à la communauté juive de Palestine en tant que minorité nationale.

Malheureusement, l'attitude de Rouge, qui exprime en France les positions politiques du Secrétariat Unifié de la IVe Internationale, n'est guère plus claire sur le fond. On est déjà habitué de la part de cette tendance à un alignement sans nuances sur la plupart des organisations petites-bourgeoises des pays sous-développés, du FLN algérien au FNL sud-vietnamien, dans lesquelles elle s'est acharnée à découvrir des vertus « socialistes » pour justifier son soutien. De même, lorsque le régime de Nasser en Egypte mit à la mode le pan-arabisme, on vit le Secrétariat Unifié inventer le concept de « révolution arabe », qui n'était qu'une phrase de gauche couvrant cette politique de Nasser et évitant de dénoncer le nationalisme arabe comme idéologie des classes dominantes de la région. Le tout débouchait sur un soutien plus ou moins critique des régimes syrien, égyptien ou irakien, dont les convulsions politiques étaient présentées comme autant de moments de cette fameuse « révolution arabe » dont on omettait toujours de préciser le caractère de classe.

Cet alignement plus ou moins critique sur le nationalisme arabe n'a pas été démenti lors du conflit récent du Proche-Orient.

Rouge (No 226 du 26 octobre) s'affirme « entièrement d'accord » avec Lutte Ouvrière lorsque nous affirmons notre « soutien aux peuples arabes contre Israël mais aussi contre leurs propres dirigeants » . Nous précisons en effet que « notre soutien au combat de peuples opprimés tel qu'il se mène, et non pas tel que l'on voudrait qu'il se mène, n'implique absolument pas l'abandon de la lutte concomitante à mener de la façon la plus claire et la plus nette contre les dirigeants et les régimes arabes en place » . ( Lutte Ouvrière No 269 du 23 octobre 1973).

Nous prenons acte de cet accord de Rouge avec nos positions. Il est seulement regrettable que cet accord affirmé s'accompagne dans le même numéro du journal d'un article de fond intitulé « transformer la guerre en offensive révolutionnaire » qui le contredit absolument, et montre que ces camarades, encore une fois, s'alignent purement et simplement sur les positions nationalistes.

La prémisse politique dont part l'auteur de l'article, et qui lui permet de définir la position de Rouge face au nationalisme arabe, est la suivante :

« Tout développement du nationalisme arabe, même à l'initiative de ces directions bourgeoises, (les gouvernements Sadate - Assad, N.D.L.R.) favorise la cause des travailleurs dans cette région. En effet, ce regain de nationalisme arabe est l'expression dévoyée par les classes dominantes du développement de la conscience nationale des opprimés du Proche-Orient. C'est cela l'essentiel ... » .

Une telle conception est une capitulation explicite devant le nationalisme. Si l'on part du principe que tout développement de celui-ci « favorise la cause des travailleurs », pourquoi en effet le critiquer ?

Il suffit de lire la suite de l'article pour constater qu'en effet, loin de critiquer le nationalisme, Rouge y adhère pleinement, et entend par « soutien des peuples arabes contre Israël mais aussi contre leurs propres dirigeants » tout autre chose que nous. C'est au nom d'une sorte d'ultra-nationalisme que Rouge critique ces dirigeants.

Devant le déclenchement de l'offensive du 6 octobre par les états-majors syro-égyptien, et la reprise de la guerre, Rouge est tout simplement enthousiaste :

« Cette guerre - déclare Rouge - a effacé le reflux momentané de la révolution dans la région successif à la défaite de la résistance palestinienne sous les coups de la réaction arabe. Septembre 70, le « Septembre Noir », l'écrasement de la cause qui focalisait les aspirations de l'ensemble des peuples arabes, l'élimination de milliers de combattants de l'avant-garde objective de la révolution arabe, avaient permis une série d'offensives contre-révolutionnaires au Moyen-Orient ( ... ) La guerre donne un regain de vitalité au combat des masses. Elle en finit avec le mythe de l'invulnérabilité d'Israël. Elle modifie les données immédiates de la période politique. »

« Les bourgeoisies arabes ont suivi la voie de la « diplomatie armée » et de la « paix par la guerre » parce qu'elles ne pouvaient faire autrement sans aggraver grandement la crise qui mine leurs régimes. Elles ont choisi cette carte, acculées, après avoir épuisé toutes celles qu'elles possédaient » . ( Rouge N° 226 du 26 octobre 1973).

En somme, les régimes de Sadate et d'Assad, en choisissant la voie de la guerre contre Israël, favoriseraient grandement la lutte des masses arabes. (Contre quel adversaire ? ) Mieux : en tentant de sortir de leur crise par la guerre, ces régimes, selon Rouge, ne feraient qu'aggraver cette même crise, en effaçant le reflux de la fameuse « révolution arabe » dont on ne nous dit toujours pas ce qu'elle est. Car, nous dit Rouge, « Sadate et Assad sont confrontés à la contradiction essentielle du nationalisme arabe, particulièrement sous le visage que lui façonna Nasser : pour s'opposer un tant soit peu à l'impérialisme, rafler quelques miettes du gâteau de l'exploitation, développer l'assise économique de la bourgeoisie d'État, il faut mobiliser les masses, mais tout en limitant leurs velléités révolutionnaires. Les dirigeants égyptiens et syriens jouent avec le feu » .

Dès lors, la tâche qu'assigne rouge aux marxistes révolutionnaires arabes est claire : « avancer des mots d'ordre transitoires répondant à leurs tâches de débordement des directions bourgeoises en place » . ces « mots d'ordre transitoires » sont par exemple :

« Non au compromis qui s'annonce : refus de la reconnaissance de l'État sioniste ».

« Refus du cessez-le-feu ».

« Appel à l'organisation autonome des masses. Guerre prolongée, armement et entraînement, libertés démocratiques, liberté d'action de la résistance palestinienne » .

En somme, le radicalisme des révolutionnaires arabes devrait se placer exclusivement sur le terrain militaire. Il s'agirait de démontrer que les régimes bourgeois arabes sont prêts à tous les compromis avec le sionisme et l'impérialisme, et de les tourner « sur leur gauche » en préconisant une « guerre prolongée ». Il s'agit, au fond, d'être encore plus guerrier que les généraux de Sadate et Assad.

Il est triste de voir dans un journal trotskyste une telle exaltation sans nuances de la guerre à laquelle les dirigeants arabes convient leur peuple. Car c'est une chose pour les révolutionnaires, dans ce conflit, de choisir leur camp. C'est tout autre chose de ne présenter aux peuples arabes d'autres perspectives pour hâter leur émancipation que la « guerre prolongée » contre Israël, sous prétexte qu'elle accentuerait la contradiction entre les « velléités révolutionnaires des masses » et les régimes arabes réactionnaires.

Car enfin, les révolutionnaires n'ont-ils d'autre reproche à faire aux bourgeoisies syrienne et égyptienne que le fait qu'elles se préparent à un compromis avec l'État sioniste ? En dernière analyse, ce compromis n'est nullement inscrit dans la politique des bourgeoisies arabes, qui préféraient de toute évidence ne pas avoir à en faire ; il est tout simplement la conséquence d'un rapport de forces militaires sur le terrain. Par quel miracle le puéril mot d'ordre de « guerre prolongée » qu'avance Rouge devrait-il permettre de renverser ce rapport de forces ? Et si par extraordinaire ce rapport de forces se renversait, si les régimes arabes se mettaient à redoubler de fureur guerrière, contre Israël et se montraient, capables de le vaincre, Rouge n'aurait-il donc plus de critiques à formuler contre ces régimes, ses « mots d'ordre transitoires » ayant été exaucés ?

Car Israël n'est tout de même pas, et de loin, le seul problème des masses arabes, et la lutte contre l'État sioniste n'est pas le point central sur lequel on peut mettre à l'épreuve les gouvernements de la région. Bien au contraire, la lutte contre Israël sert depuis des années aux gouvernements arabes à contenir la soif d'émancipation de leurs peuples, en leur présentant la politique des dirigeants sionistes comme la cause de tous leurs maux. A l'ouvrier égyptien, au fellah, qui se plaignent de leurs conditions de vie misérables, on répond qu'il faut bien accepter des sacrifices pour aider l'effort de .guerre contre Israël. Derrière chaque grève, Anouar El Sadate découvre un « complot sioniste ». La lutte contre Israël ne lui permet pas seulement d'apparaître comme « anti-impérialiste » à bon compte. C'est au nom de « l'Union Sacrée des Arabes » qu'il fait accepter aux masses égyptiennes les privations qu'elles subissent, la répression des grèves, l'absence de libertés politiques. Comme toute idéologie nationaliste, le nationalisme des régimes égyptien et syrien est l'idéologie de la bourgeoisie, au nom de laquelle elle enchaîne derrière elle les masses opprimées.

En déclenchant la guerre contre Israël, les régimes de Sadate et d'Assad défendent leurs intérêts de classe, en mobilisant à leur profit les sentiments nationalistes des masses arabes, sur un terrain - celui de la guerre contre Israël- qui est précisément sans grand danger pour eux. Ils ne sont nullement en train de « jouer avec le, feu » en « mobilisant les masses » comme le dit Rouge. Depuis quand d'ailleurs, le simple fait d'embrigader les masses dans une armée, constitue-t-il une « mobilisation des masses » au sens politique:? (à moins que Rouge, en parlant de Sadate et d'Assad qui « mobilisent les masses », ne se borne à une constatation militaire !).

Tout en affirmant qu'ils sont du côté des peuples arabes contre Israël, les révolutionnaires doivent donc avant tout travailler à ouvrir leurs yeux sur les différences fondamentales d'intérêts qui les séparent des dirigeants bourgeois, dénoncer la politique de ceux-ci qui leur présentent leur émancipation comme dépendant avant tout du succès de la guerre contre Israël, lis doivent dire et répéter que, la victoire sur les dirigeants sionistes, quand bien même elle serait militairement possible, ne résoudrait pas le problème de la lutte des peuples arabes contre leurs exploiteurs « nationaux » qui resterait tout entière à mener. La guerre ne doit donc pas être un prétexte, sous le couvert de « l'Union Sacrée », pour remettre la lutte contre les Sadate et Assad à une date ultérieure. Le fait de ne pas être « défaitiste » dans la guerre ne signifie donc pas que l'on ne doit critiquer les régimes arabes que sur leur « mollesse » militaire et sur leur acceptation, ou non, d'un compromis avec Israël. Le fait de choisir son camp, une fois la guerre déclenchée, ne signifie pas que l'on approuve la décision des gouvernements syrien et égyptien de passer à l'offensive, ni que l'on considère cette guerre comme pouvant ouvrir une perspective aux peuples arabes, fut-ce au prix d'une transformation en « guerre prolongée » comme le demande Rouge.

Mais loin d'être conforme à ces simples positions de classe, la politique que nous propose Rouge en est à l'exact opposé. Sous prétexte que le « nationalisme arabe est l'expression dévoyée par les classes dominantes du développement de la conscience nationale des opprimés » , Rouge soutient... le nationalisme arabe ! Autrement dit, puisque les classes dominantes, en enrôlant les masses sous la bannière du nationalisme, dévoient leurs aspirations, Rouge soutient... cette idéologie nationaliste en proclamant que c'est ce « développement de la conscience nationale » qui est « essentiel » . Et, pour qu'on ne puisse pas dire qu'il ne critique pas les régimes de Sadate et d'Assad, Rouge les critique... en leur reprochant de n'être pas assez nationalistes, et en avançant des « mots d'ordre transitoires » préparant leur « débordement »... toujours sur le terrain du nationalisme

Quant à l'attitude vis-à-vis des problèmes de la communauté juive, elle est dans le môme ton. On cherche en vain dans les « mots d'ordre transitoires » de Rouge, quelle solution il propose aux Juifs d'Israël pour établir une véritable coexistence judéo-arabe dans la région. Cette solution se réduit d'ailleurs à une vague « confraternité socialiste entre les peuples arabes et les Juifs de Palestine » , dont Rouge nous parle dans son N° 225 du 19 octobre, sans préciser s'il reconnaît ou non le'droit du peuple juif à la, pleine jouissance de ses droits nationaux. Mais cette solution, pourtant bien vague, Rouge se garde d'en parler dans son programme destiné aux prolétaires arabes. Il préfère leur parler de « guerre prolongée » , parce que, sans doute, cela va moins à contre-courant du nationalisme. C'est pourtant bien aux prolétaires arabes qu'il faut parler des conditions de la coexistence avec le peuple juif. C'est à eux qu'il faut dire qu'ils ont des alliés dans l'autre camp : les prolétaires d'Israël, et des ennemis dans leur camp : les gouvernements arabes ! Et c'est à eux qu'il faut expliquer que le moyen d'éveiller cette solidarité de classe est d'abord de proclamer qu'ils ne sont pas les ennemis des prolétaires d'Israël, mais les ennemis de leur gouvernement sioniste, et qu'ils sont prêts à reconnaître tous les droits de là nation juive, si celle-ci reconnaît en retour les droits nationaux des peuples arabes, et en particulier les ,droits des Arabes palestiniens.

Bien sûr, Rouge publie avec fierté les déclarations du groupe Matzpen, organisation israélienne rattachée elle aussi au Secrétariat Unifié de la IVe Internationale, démontrant qu'il existe en Israël des révolutionnaires qui ont le courage d'attaquer le sionisme en tant que tel, et de dire aux prolétaires juifs qu'ils doivent se désolidariser de leurs dirigeants, et reconnaître les droits de leurs frères arabes. Mais qu'est-ce, de la part du SU, que cet internationalisme qui consiste à dire aux Juifs et aux Arabes des choses différentes, à être internationaliste en Israël et ultra-nationaliste dans les pays arabes ? C'est, ni plus ni moins, de l'opportunisme. Et force est bien de constater que Rouge ne résiste guère plus aux pressions des vents dominants dans le milieu « gauchiste » - en l'occurrence la vogue du nationalisme arabe qualifié sans nuance de « progressiste » par les intellectuels « tiers- mondistes » - que les organisations maoïstes.

Les positions de l'extrême-gauche française dans ce conflit du Proche-Orient laissent en tous cas bien mal augurer de ses capacités à défendre une politique internationaliste conséquente.

 

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