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Article du mensuel
Le New Space, course à la suprématie spatiale et capitalisme sénile
Des défaillances dans une capsule construite par Boeing vont obliger deux astronautes partis pour une mission de huit jours dans la station spatiale internationale à y rester huit mois, en attendant l’arrivée d’un vaisseau de SpaceX capable de les ramener sur Terre. Alors que Boeing est empêtré dans une série de scandales qui ont montré comment l’entreprise augmentait ses profits au détriment de la sécurité de ses avions, SpaceX, société créée par le milliardaire Elon Musk, enchaîne les succès techniques, et elle est devenue incontournable dans le secteur spatial. Elle s’adresse aussi à un nouveau marché : celui de richissimes clients prêts à payer pour passer quelques jours dans l’espace.
L’espace, nouveau terrain de jeu des milliardaires
SpaceX, fondée en 2002, est aujourd’hui le premier acteur mondial du lancement de satellites, et ce succès industriel est mis en scène à grande échelle pour célébrer la figure du capitaliste conquérant. Plus largement, l’arrivée de nouveaux acteurs dans un domaine qui semblait auparavant réservé aux États est présentée comme une nouvelle ère, celle du New Space, marquée par le dynamisme et la supériorité de l’entreprise privée. Elon Musk se dispute la vedette avec d’autres milliardaires, comme Jeff Bezos (et sa société Blue Origin) ou Richard Branson (Virgin Galactic) pour annoncer à l’humanité un avenir cosmique, où l’on partira en week-end en orbite, et où des colonies seront fondées sur la Lune, voire sur Mars.
Cette frénésie spatiale, au moment où, même dans les pays les plus riches, les travailleurs n’arrivent plus à se soigner, à se loger ni même à s’alimenter correctement, a de quoi révolter. Mais, au-delà de l’aberration sociale et climatique du tourisme spatial pour une poignée de riches, de la propagande éculée des défenseurs du capitalisme, cette saga du New Space est-elle le signe qu’une industrie fonctionne plus efficacement quand elle est dominée par les lois du marché ? C’est passer sous silence le rôle déterminant des États dans l’ascension et le maintien de cette industrie spatiale « privée ».
L’industrie spatiale, les militaires et les capitalistes
L’industrie spatiale est un produit de la guerre. C’est dans l’Allemagne nazie qu’on a pu mettre au point pour la première fois des fusées capables de frapper un ennemi à grande distance, et ce sont ces fusées, les V2, qui ont fourni la base des programmes de missiles américains et russes après 1945. L’armée américaine exfiltra d’Allemagne Wernher von Braun, l’ingénieur nazi qui avait dirigé leur conception et leur fabrication par le travail forcé dans le camp de concentration de Dora. Loin d’être mis en cause pour cela, il fut chargé de développer le programme de missiles nucléaires américains. L’Armée rouge, quant à elle, arrivée la première sur les lieux de la fabrication des V2, avait récupéré des fusées, et c’est en s’en inspirant que l’URSS développa son programme de missiles pour répondre à la menace atomique américaine. En adaptant un de ces missiles balistiques intercontinentaux, la fusée R-7 Semiorka, l’URSS réussit, en 1957, sous la direction de l’ingénieur Sergeï Korolev, à mettre en orbite le premier satellite artificiel, Spoutnik 1, puis, quatre ans plus tard, le premier cosmonaute, Youri Gagarine. La famille des lanceurs spatiaux russes Soyouz est dérivée de ce missile.
Pour répondre aux succès spectaculaires de l’État soviétique, qui montraient au monde entier ce que l’économie planifiée d’un pays pourtant bien plus pauvre que les États-Unis pouvait réaliser, les dirigeants américains créèrent la NASA, en s’appuyant, entre autres, sur von Braun et, après le vol de Gagarine, Kennedy lança le programme Apollo. Comme il l’avait fait pour mener la guerre, l’État américain prit en main la direction des opérations, par un vaste plan qui aboutit à l’envoi d’hommes sur la Lune en juillet 1969.
Il l’a fait en tant qu’État de la bourgeoisie, c’est-à-dire en agissant dans le sens des intérêts à court et à long terme des gros actionnaires du secteur comme ceux de Boeing. La NASA, dans le programme Apollo, en tant qu’administration publique, jouait un rôle industriel fondamental. Elle mettait en œuvre la conception des lanceurs et des systèmes spatiaux, et l’industrie privée fonctionnait en sous-traitance, en assurant leur développement sous son contrôle rapproché. C’est cette intervention centralisée, et non les forces du marché, qui a permis de développer en quelques années une industrie spatiale capable de rattraper l’URSS, puis d’envoyer des hommes sur la Lune, en faisant travailler des centaines de milliers de travailleurs en suivant un plan coordonné par une direction unique.
Mais cet effort appuyé sur des milliards de dollars d’argent public a été aussi, dès cette époque, une ressource considérable pour l’industrie privée. L’effort de guerre des années 1942-1945, puis la guerre froide qui avait pris le relais, aboutirent à la constitution du « complexe militaro-industriel », réseau de grandes entreprises capitalistes liées par mille liens aux hautes sphères de l’armée américaine. Ce sont elles qui ont fabriqué la fusée Saturn V qui a amené les astronautes sur la Lune, et les fusées Delta et Atlas, des missiles balistiques à peine modifiés qui ont assuré jusqu’à l’arrivée de SpaceX l’essentiel des lancements de satellites civils et militaires américains. C’est d’ailleurs le ministère de la Défense qui a réorganisé ce secteur dans les années 1990 pour aboutir à cinq géants industriels, les Big Five (Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman, Raytheon et General Dynamics), qui se partagent chaque année 200 milliards de dollars de commande publique. Ils sont les principaux bénéficiaires du budget spatial.
Développer l’industrie spatiale privée, un choix de l’État américain
Une fois la bataille symbolique de la Lune gagnée contre l’ennemi soviétique, la bourgeoisie américaine a perdu tout intérêt pour la conquête spatiale, et les scientifiques et ingénieurs de la NASA, victimes de coupes budgétaires, ont dû remballer leurs projets d’exploitation de la Lune. Mais en même temps, les Big Five n’entendaient pas renoncer aux contrats profitables que leur procurait la NASA. Par le chantage à l’emploi, en s’appuyant sur les élus au Congrès des régions où leurs industries étaient implantées et sur le prestige des astronautes, leur pression entraîna des choix souvent aberrants dans les programmes de la NASA qui ont succédé à Apollo. Le programme de navette spatiale a été décidé en bonne partie pour leur fournir des commandes. Ce système de transport spatial était innovant, mais cher et vulnérable, puisqu’il faisait reposer l’envoi de satellites sur un véhicule piloté par des astronautes. Deux catastrophes, l’explosion de la navette Challenger en 1986, et la perte de Columbia en 2003, ont entraîné l’arrêt du programme. Et bien d’autres programmes financés par des milliards de dollars d’argent public n’ont jamais vu le jour.
C’est l’avidité de ce secteur monopolistique, habitué à puiser sans contrôle sur des contrats couverts par le secret-défense, qui a abouti à la sclérose complète du secteur spatial américain et à une situation aberrante, du point de vue même des capitalistes, au tournant du 21e siècle. Le rôle principal du programme spatial était devenu de servir une énorme rente annuelle à ces Big Five. La fusée européenne Ariane prenait des parts de marché et, humiliation suprême, il a fallu dans les années 2010 recourir aux Soyouz russes pour envoyer les astronautes américains à bord de la station spatiale internationale. C’est cette situation qui décida l’État américain, par étapes, à introduire de nouveaux acteurs dans le jeu spatial.
À la suite de l’accident de Columbia, l’administration américaine avait lancé un programme finançant le développement de lanceurs privés pour ravitailler la station spatiale internationale, et remplacer ainsi à terme la navette. Le transport d’astronautes demeura ensuite quelque temps le domaine réservé de la NASA et de ses sous-traitants traditionnels, mais les retards incessants et les dépassements systématiques de coûts incitèrent en 2010 l’administration Obama à ouvrir aussi ce secteur à la concurrence. On lança des appels d’offres aux sociétés capables d’assumer la responsabilité de l’ensemble du développement de lanceurs, dans l’espoir de réduire ensuite les coûts de l’accès à l’espace et de développer une industrie américaine capable de faire face à la concurrence européenne, voire indienne ou japonaise, sur le marché mondial des lancements de fusées. Ce sont donc en définitive des décisions de l’État américain qui sont à l’origine du New Space.
L’ascension de Space X
L’État, pour des raisons d’ordre militaire, ne veut pas laisser le lancement de fusées entièrement aux mains d’intérêts privés. Les années 2010 ont cependant vu se produire dans le spatial ce qui avait mené trente ans plus tôt à l’émergence des géants du numérique dans la Silicon Valley. L’État américain, et particulièrement son secteur militaire, avait assuré tous les investissements lourds, le développement des semi-conducteurs, et fourni le marché protégé qui avait permis d’abaisser suffisamment les coûts pour laisser ensuite au privé les immenses bénéfices de la vente des ordinateurs personnels, de leurs logiciels, puis de l’Internet et des smartphones. C’est aussi avec l’aide active de l’État américain, qui les a soutenus par ses commandes, payées au prix fort, par la mise à disposition de sites de lancements et de l’expertise de la NASA, et en levant les barrières juridiques qui pouvaient être des freins, que SpaceX et d’autres ont développé leurs fusées, en recrutant par milliers des ingénieurs confirmés formés à la NASA ou chez leurs concurrents des Big Five.
Ces techniciens du spatial ont réussi à maîtriser une technique complexe, celle de faire atterrir sans dommages le premier étage d’une fusée pour pouvoir le réutiliser. En l’associant à la production en série de fusées et à la mise en œuvre des dernières technologies, en y ajoutant une pression constante sur les 13 000 travailleurs de ses sites, comme sur ses sous-traitants, SpaceX a réussi à réduire le coût des lancements. Elon Musk y impose une dictature personnelle, et a réussi pour l’instant à y empêcher toute implantation syndicale. C’est ainsi qu’en menant à marche forcée sa bataille industrielle, quitte à prendre certains risques, il a pu distancer ses concurrents. SpaceX lance aujourd’hui en moyenne une fusée tous les trois jours, presque la moitié de la totalité des lancements réalisés à l’échelle du monde. Sa principale activité est de lancer des milliers de petits satellites en orbite basse pour la fourniture d’accès à Internet par satellite, commercialisée sous le nom de Starlink. C’est un nouveau marché qui se développe, au prix d’un encombrement de ces orbites, et du risque de séries de collisions incontrôlables qui pourrait les rendre inutilisables à terme, voire rendre pour des siècles l’accès à l’espace plus périlleux. Mais l’activité génère des profits, et polluer l’espace collectif sans égard pour le reste de l’humanité, pour mieux nous vendre ensuite, peut-être, des techniques inefficaces et coûteuses de dépollution, logique qu’on connaît bien sur Terre, est aussi à l’œuvre dans le ciel.
C’est tout cela qui permet aujourd’hui à SpaceX de fournir des vaisseaux spatiaux probablement plus fiables et meilleur marché que ceux de Boeing. Mais finalement, l’exploit accompli par Elon Musk est bien mince, c’est de réussir à faire ce que les Soviétiques faisaient déjà de manière routinière il y a cinquante ans, sans avoir besoin de la propriété privée des moyens de production ni de milliardaires mégalomanes : envoyer des satellites autour de la Terre. Cette situation est surtout un révélateur du parasitisme du grand capital bien installé au cœur de l’État américain, qui fournit à Boeing depuis cinquante ans des marchés militaires et spatiaux inépuisables (représentant pour Boeing un bon tiers de son chiffre d’affaires), sans contrepartie, en laissant la compagnie remplacer progressivement ses ingénieurs et travailleurs les plus qualifiés par des gestionnaires chargés de réduire les coûts. Mais la concurrence de SpaceX ne rendra pas le capitalisme meilleur, tant l’objectif dans les deux cas reste d’accumuler du capital. Que ce soient les actionnaires de Boeing ou Elon Musk qui décident, le problème reste le même : le développement d’industries qui concernent l’ensemble de l’humanité, qui seraient indispensables pour satisfaire les besoins de l’humanité, pour les communications ou l’observation de la Terre, dans le cadre d’un plan coordonné à l’échelle de la planète, est laissé à la seule loi anarchique du profit.
Vers la Lune et Mars ?
Les ressources mobilisées par Musk pour développer cette industrie ne viennent pas de sa fortune personnelle. Les commandes d’État ont amorcé la pompe, ensuite elle a été alimentée par des capitaux spéculatifs cherchant des investissements rentables. SpaceX n’est pas cotée en Bourse, et n’a pas l’obligation de publier ses résultats. Il n’est pas possible de déterminer si elle dégage véritablement des profits, mais la progression des actions de la compagnie suffit à attirer les capitaux, quelles que soient les chances de réussite à terme du projet. Dans le modèle économique de SpaceX, comme du New Space en général, la spéculation joue donc un rôle important.
Cela permet de comprendre le souci permanent de Musk et des milliardaires du secteur d’attirer l’attention des médias. Sur ce plan, Musk a une longueur d’avance sur ses concurrents Bezos ou Branson, par son activité frénétique, son rachat de Twitter en 2022, et ses liens affichés avec Trump et l’extrême droite. Elon Musk proclame son objectif d’installer sur Mars des colonies peuplées de millions de personnes, pour sauver l’humanité. Peu lui importe que tous les spécialistes énumèrent aujourd’hui les énormes difficultés à surmonter, compte tenu des technologies actuelles, pour envoyer ne serait-ce que quelques astronautes fouler le sol de cette planète. Ce qui est vital, c’est d’entretenir la conviction des spéculateurs qu’investir dans le New Space reste la bonne affaire du moment.
L’envoi d’astronautes sur la Lune, voire sur Mars, dépendra en réalité des choix des États américain et chinois. Elon Musk, tout multimilliardaire qu’il est, ne peut pas financer des habitats permanents sur la Lune ou l’envoi de quelques astronautes sur Mars avec ses propres deniers, et il ne pourrait pas rassembler les immenses capitaux nécessaires sans qu’une rentabilité à terme soit assurée. Cela ne peut se faire que si le projet est alimenté par un apport colossal d’argent public.
Cela se fera-t-il ? Côté américain, depuis la fin du programme Apollo, les projets de retour sur la Lune n’ont pas manqué, mais pendant longtemps sans autre volonté politique que de donner de nouveaux contrats aux Big Five. Ces sociétés n’étaient pas intéressées par le marché international de fusées, le marché militaire et spatial protégé de l’État américain, de monopole, étant plus intéressant pour elles. Elles ont donc obtenu de la NASA en 2011, en compensation du fait qu’elle décidait d’externaliser des missions aux milliardaires du New Space, la construction du système de lancement spatial (SLS), fusée géante capable de ramener à terme des astronautes américains sur la Lune. Ce projet accumula les retards et les dépassements de budget, mais ce qui change la donne aujourd’hui est la concurrence de l’État chinois, qui développe un programme spatial ambitieux, dont le projet d’amener avant la fin de la décennie des astronautes sur la Lune. C’est cette menace qui amena Trump en 2019 à annoncer une accélération du programme lunaire, sans pour autant décider un programme comparable à Apollo, soutenu par la cohérence d’une administration centralisée imposant ses décisions pour un objectif commun. Pour ménager les intérêts des différents acteurs concurrents, la NASA a imaginé Artémis, une usine à gaz : la fusée du SLS n’assure que l’envoi des astronautes en orbite lunaire, pour les amener à une base construite par SpaceX, qui se chargera de son côté de l’alunissage et du retour des astronautes à cette base. C’est pour assurer cette mission que la NASA finance le développement par SpaceX des énormes fusées Starship, dont les explosions spectaculaires sur la base de Boca Chica, au Texas, alimentent régulièrement la chronique depuis cinq ans. Elles finiront probablement par fonctionner mais, pour le moment, ce système d’alunissage de quelques astronautes n’est toujours pas au point. On est donc bien loin de coloniser Mars, et les 100 milliards de dollars d’argent public dépensés pour le programme Artémis permettront au mieux d’envoyer de nouveau quelques Américains sur la Lune et de les ramener.
Bien d’autres choix auraient été possibles pour dépenser cet argent plus utilement, même dans le secteur spatial. Depuis les années 1970, ce sont des sondes robotisées qui nous ont permis de mieux connaître les différentes planètes du système solaire, ce sont des télescopes spatiaux qui ont ouvert de nouvelles fenêtres sur l’Univers et permis une véritable avancée dans nos connaissances en astronomie, mais les budgets de ce type de missions, qui permettent de réelles avancées scientifiques, restent toujours très limités, surtout si on en déduit ce qui s’évapore au passage en surfacturations du secteur militaro-industriel.
Privatisation du cosmos et spéculation
Le capitalisme étant ce qu’il est, le retour de la course à la Lune et l’ampleur prise par le business du New Space entraînent dans leur sillage une vague de spéculation autour du développement d’une industrie minière cosmique. On parle des quantités de métaux précieux, de terres rares, et d’autres minerais de grande valeur qui pourraient être extraits de la Lune ou des astéroïdes. Personne ne sait quand ce type de projet pourra avoir quelque rentabilité que ce soit, vu les coûts énormes pour développer ce type d’industrie, mais, comme le rôle des États capitalistes est de soutenir les capitalistes, il est apparu urgent d’éliminer dès maintenant un obstacle qui se dressait sur leur route, en contournant les traités internationaux qui interdisent toute appropriation d’un territoire de l’espace par qui que ce soit, État ou particulier.
On a mis dans plusieurs pays des juristes à travailler sur la question, pour inventer des arguties juridiques permettant de les contourner, et c’est ainsi que le président américain Obama a signé en 2015 le Space Act, qui prévoit qu’un « citoyen américain engagé dans l’exploitation commerciale d’une ressource spatiale a le droit de posséder, transporter, utiliser, et de vendre la ressource obtenue ». Quelques mois plus tard, le Luxembourg devenait le premier pays européen à voter une législation du même type. Cela peut paraître dérisoire et sans conséquence vu le caractère spéculatif de tout cela, mais c’est ainsi que le petit Luxembourg devient aujourd’hui une « puissance spatiale émergente », avec un modèle économique permettant des profits assurés dès maintenant, sans que bien sûr il ne lance la moindre fusée, et alors que la quantité totale de roches ramenée par les missions spatiales est aujourd’hui de moins de 400 kg pour la Lune et d’une centaine de grammes pour les astéroïdes !
Le spatial au service de l’impérialisme et de la marche à la guerre
Cette agitation autour du New Space donne cependant une vision déformée des principaux enjeux qui animent le secteur spatial aujourd’hui. C’est un secteur stratégique vital dont les aspects civils ne sont que la partie émergée. Le budget militaire spatial américain est couvert par le secret-défense et alimenté par une série d’agences moins connues que la NASA. Il est estimé à 40 milliards de dollars annuels, contre 30 milliards pour le budget spatial civil. Ce chiffre est du même ordre de grandeur que l’ensemble des budgets spatiaux civils et militaires cumulés du reste du monde.
Le développement d’une industrie spatiale privée est un atout stratégique pour les généraux américains. Elle reste sous le contrôle de leur État. Les fusées privées sont classifiées comme des armements, le Pentagone fournit de gros contrats de lancements de satellites à SpaceX notamment, et au besoin l’administration aéronautique américaine peut décider de clouer au sol n’importe quelle fusée privée. La guerre en Ukraine montre l’importance que le secteur spatial a acquise pour la domination mondiale, pour l’observation des champs de bataille, les communications militaires, le guidage GPS des drones et des missiles. Comme l’espace aérien, il faut le contrôler. De ce point de vue, les technologies développées par SpaceX comme par les géants du numérique, celles de l’intelligence artificielle notamment, sont indispensables à l’armée américaine et elles ont été ces dernières années de plus en plus intégrées dans le complexe militaro-industriel. Les milliardaires de ces secteurs dépendent du Pentagone et travaillent étroitement avec lui. Leur discours « libertarien » dirigé contre l’intervention de l’État n’est que pour la galerie, et pour alimenter un anticommunisme qui rappelle celui de la guerre froide.
Elon Musk a ainsi vendu à l’Ukraine la fourniture d’Internet par satellite via Starlink, qui joue un rôle important dans l’organisation militaire ukrainienne, en lui procurant un accès direct à un réseau que les attaques russes ne peuvent couper. Mais il a aussi empêché des actions agressives de l’armée ukrainienne sur certaines installations russes, en lui coupant l’accès à Starlink dans les zones concernées. La presse y a vu le signe de la puissance acquise par le milliardaire dans des domaines jusque-là réservés aux États, mais il paraît peu probable que Musk ait pu faire cela sans l’accord ou l’ordre du Pentagone. En un sens, Starlink comme SpaceX sont des bras armés de l’État américain qui peut, quand cela l’arrange, se retrancher derrière leur caractère privé. Bien sûr, les intérêts de Musk ne sont pas nécessairement identiques à ceux de l’État américain, car il a des liens avec la Russie et avec la Chine, où il vend beaucoup d’automobiles de sa société Tesla. Mais en cela, il n’est pas différent des autres capitalistes américains, qui ont un besoin vital de continuer à produire et à vendre en Chine, malgré la volonté croissante de l’impérialisme américain de s’attaquer à la Chine.
La marche à la guerre actuelle attise les conflits autour de l’espace, dont la domination devient, comme celle des océans depuis des siècles, un enjeu vital pour les grandes puissances. Pour le moment, les traités internationaux interdisant d’équiper les systèmes spatiaux d’armements offensifs sont respectés, si l’on en croit les experts, qui relativisent aussi leur utilité par rapport à d’autres moyens, comme le brouillage ou la cyberattaque. Mais la guerre pour la maîtrise de l’espace se prépare, comme en témoigne la création, par Trump en 2019, d’une Force spatiale au sein de l’armée américaine. L’impérialisme américain se pose en gendarme de l’Univers, dont la préoccupation serait, comme pour les océans, de « faire respecter la liberté de navigation » et d’assurer l’accès à l’espace pour tous. Cette justification pourra être utilisée pour toutes les interventions, y compris pour s’approprier des portions de sol convoitées près du pôle Sud lunaire, au nom de la nécessité de protéger la sécurité des investissements. Quant à la France et à l’Europe, elles emboîtent le pas à leur mentor et concurrent américain. Des groupes comme Airbus ou ArianeGroup essaient de maintenir leur place dans le secteur spatial, d’autres comme Thales ou Safran sont également bénéficiaires de contrats de sous-traitance des programmes spatiaux américains.
L’humanité est porteuse d’un autre avenir cosmique
On retrouve donc toutes les contradictions du capitalisme dans le secteur spatial, avec la mise en œuvre des technologies les plus modernes pour la guerre, et le gaspillage choquant de précieuses ressources, pour des objectifs, civils ou militaires, dans lesquels la population mondiale n’a pas son mot à dire.
Les besoins de l’humanité sont immenses, et les multiples crises écologiques prennent aujourd’hui des proportions capables de menacer son existence même. On pourrait dès aujourd’hui utiliser les données recueillies par les satellites pour organiser une gestion planétaire des ressources de la Terre, et faire collectivement les choix les plus rationnels pour nourrir l’humanité actuelle et lui assurer une vie digne, en préservant l’avenir. Mais pour cela, il faut en finir avec cette aberration qui permet à quelques milliardaires d’organiser la mise en œuvre des technologies les plus avancées et le travail collectif de centaines de milliers de travailleurs, scientifiques, ingénieurs, ouvriers et techniciens en fonction de leurs seuls intérêts et des fluctuations du marché et de la spéculation financière.
Quant à l’exploration plus lointaine, dans une société sans frontières et sans exploitation, la question d’envoyer des astronautes sur Mars ou de naviguer dans les parages de Saturne fera certainement l’objet de nombreux débats, bien plus riches qu’aujourd’hui, et les moyens ne manqueront certainement pas pour de telles explorations, ni les volontaires pour y participer. « La Terre est le berceau de l’Humanité, mais on ne passe pas sa vie dans un berceau. » Cette formule est attribuée à Constantin Tsiolkovski, le savant et utopiste russe qui, il y a plus d’un siècle, a posé les bases de l’astronautique. Tant mieux si l’exploration de l’Univers et le vol spatial habité fascinent et motivent de nouvelles générations plus que les yachts des milliardaires. Mais pour offrir un avenir à l’humanité, il faudra auparavant qu’elles résolvent la question, urgente, de réorganiser la société sur des bases communistes.
4 septembre 2024