Autriche : À l'automne 1950, la social-démocratie étouffait la grève générale13/10/20102010Journal/medias/journalnumero/images/2010/10/une-2202.gif.445x577_q85_box-0%2C9%2C172%2C231_crop_detail.png

Article du journal

Autriche

À l'automne 1950, la social-démocratie étouffait la grève générale

Il y a soixante ans, à l'automne 1950, l'Autriche connaissait une grève générale qui représentait un sursaut de la classe ouvrière après des années bien difficiles, et qui témoignait de la combativité du prolétariat et de ses traditions militantes.

En l'espace de seulement quinze ans, les travailleurs autrichiens avaient en effet eu à faire face à la répression de l'insurrection ouvrière de février 1934, au régime de semi-dictature qui s'ensuivit, puis à l'annexion par l'Allemagne nazie en 1938, au joug nazi, et enfin à la guerre et à ses destructions innombrables. Quant à l'immédiat après-guerre, il avait été, comme dans toute l'Europe, une période de pénurie pour les classes populaires, avec le rationnement des produits de première nécessité, le manque de logements et de soins.

Sur le plan politique, le pays avait été placé en 1945 sous un régime d'occupation avec des zones américaine, soviétique, britannique et française. C'est sous le contrôle de ces forces d'occupation qu'un gouvernement d'union nationale, réunissant le SPÖ (PS), l'ÖVP (droite) et le KPÖ (PC) d'avril 1945 à 1947, puis le SPÖ et l'ÖVP à partir de 1947, eut la charge d'assurer l'ordre social et de reconstruire l'économie. Rapidement, dans le contexte de Guerre froide, le centre de gravité se déplaça vers la droite. En 1947 le KPÖ avait quitté le gouvernement. L'année suivante l'aile gauche du SPÖ fut mise au pas, et son porte-parole Erwin Scharf, pourtant secrétaire général du parti, fut exclu.

La reconstruction capitaliste de l'Autriche se fit sur le dos de la population. Pour les possédants et leurs mandants au pouvoir, il s'agissait de réduire la consommation populaire pour consacrer le maximum de moyens à l'investissement et à la reconstitution du capital. Sur le plan social, cela se traduisit par des « accords sur les prix et les salaires », négociés entre le patronat et les syndicats tous les ans entre 1947 et 1951. Ces accords ne prévoyaient que de légers relèvements des salaires de misère, rapidement dépassés par l'inflation.

Dès 1946, des grèves éclatèrent contre le rationnement et les bas salaires. Lors de la négociation du troisième accord, en 1949, plusieurs dizaines de milliers de travailleurs se rassemblèrent sur la place de l'Hôtel de Ville de Vienne pour réclamer des augmentations. Et l'année suivante, alors que la situation économique s'était encore aggravée et que le chômage avait atteint les 10 %, on s'achemina vers l'explosion sociale.

UNE GREVE SPONTANEE

En août et septembre 1950, alors que le quatrième accord sur les salaires et les prix se négociait en secret entre le patronat et les dirigeants syndicaux, des assemblées de travailleurs se tinrent dans 88 grosses entreprises. Partout, une hausse de salaire de 15 à 30 % fut mise en avant. Deux syndicats de branche de la confédération ÖGB reprirent même officiellement ces revendications.

Et, au matin du lundi 25 septembre, des débrayages spontanés éclatèrent à l'usine Voest de Linz et dans d'autres entreprises de la ville.

Le même jour, l'accord fut rendu public : il prévoyait un gel des salaires jusqu'en décembre puis une hausse d'environ 14 %, alors que les prix devaient, eux, augmenter de plus du double (25 % pour le pain, 42 % pour l'électricité...), en particulier parce que l'autorité qui supervisait l'aide liée au Plan Marshall réclamait une baisse drastique des subventions aux produits de première nécessité.

L'après-midi, 20 000 travailleurs manifestaient à Linz contre l'accord. Des débrayages avaient lieu dans la plupart des arrondissements de Vienne. Le 26 septembre la grève s'étendit dans la zone d'occupation américaine, à Linz comme à Steyr, puis dans la zone britannique. À Vienne, 10 000 travailleurs se rassemblèrent dans une manifestation convoquée de bouche à oreille. Ils marchèrent sur le centre-ville, enfoncèrent les barrières de police et arrivèrent, au moment de la réunion du cabinet, devant la chancellerie où le Premier ministre, Leopold Figl, refusa de leur parler. L'après-midi, certains allèrent occuper brièvement le siège de l'ÖGB. À la fin de la journée, 120 000 travailleurs étaient en grève. Le lendemain ils étaient plus de 200 000, soit plus de 40 % des salariés de l'industrie.

Dans un premier temps, le gouvernement de coalition se contenta d'envoyer la police et des unités paramilitaires déloger les travailleurs qui occupaient les locaux de l'ÖGB dans les zones américaine et britannique. Parallèlement, pour discréditer la grève aux yeux de l'opinion publique, il inventa le mythe d'un putsch communiste destiné à prendre le pouvoir. Ce mensonge grossier allait faire son effet dans une partie de l'opinion, les événements de Prague en 1948 étant encore présents dans toutes les mémoires.

Le Parti Communiste KPÖ avait commencé, des semaines auparavant, une agitation contre l'accord sur les salaires. Il fut aussi surpris par la spontanéité du mouvement, même si dans bien des endroits ses militants étaient aux avant-postes de la grève. Sa direction poussa à suspendre la grève le 30 septembre pour trois jours, afin de « laisser au gouvernement le temps de revenir sur l'accord ». C'était affaiblir le mouvement, alors que celui-ci continuait de s'étendre et venait de commencer en Styrie et à Salzburg. La dynamique de la grève était ainsi brisée net, laissant au gouvernement et aux bureaucrates syndicaux le temps d'organiser la contre-offensive.

LA SOCIAL-DEMOCRATIE CONTRE LES GREVISTES

Le 30 septembre eut lieu une conférence générale des délégués d'entreprise, qui avait été réclamée par bien des travailleurs en lutte. Elle regroupa, dans un quartier ouvrier de Vienne, 2 400 délégués venus de tout le pays. Elle protesta de sa fidélité à la patrie et exigea des augmentations de salaire plus importantes ou bien l'annulation des hausses de prix, en menaçant de relancer la grève dans toute l'Autriche. Évidemment le gouvernement ne céda pas, tandis que la direction de l'ÖGB déclarait les décisions de la conférence sans valeur.

La grève redémarra donc le 4 octobre. Mais le SPÖ et l'ÖGB mirent tout leur poids pour la briser dans l'oeuf : distribution de tracts contre la grève, interdiction à leurs militants, majoritaires dans la classe ouvrière, d'y participer, etc. Les médias se déchaînèrent dans une hystérie anticommuniste. Le résultat fut que le mouvement se limita cette fois à la zone d'occupation soviétique, à Vienne et en Basse-Autriche. Le KPÖ se tourna alors vers des actions minoritaires, comme l'occupation de la gare du Nord, ce qui entraîna de violents affrontements avec la police, ou l'érection de barricades dans les rues de Vienne pour empêcher la circulation des tramways.

Le 5 octobre, des commandos anti-grévistes, composés de syndiqués du bâtiment et équipés de camions et de moyens de communication prêtés par les troupes américaines, appuyés dans certains endroits par les étudiants de droite de l'ÖVP, attaquèrent, sous la direction d'un dirigeant de l'ÖGB, Franz Olah, les piquets de grève, qui n'étaient pas préparés à une telle agression.

Les derniers grévistes reprirent le travail le 6 octobre. La grève se termina par une défaite, l'accord sur les salaires étant maintenu. Au lendemain de la grève, l'ÖGB organisa une épuration des « éléments communistes » : 85 permanents furent aussitôt exclus, dont le vice-président de la centrale, Fiala. Les militants syndicaux qui avaient dirigé les grèves dans les entreprises furent licenciés.

Malgré tout, le KPÖ conserva une certaine influence dans les entreprises. Ce fut la répression de l'insurrection ouvrière de 1956 en Hongrie, et l'afflux massif en Autriche de réfugiés hongrois fuyant la répression, qui lui fit perdre tout crédit et toute influence. En quelques années, la social-démocratie et le stalinisme contribuèrent ainsi, chacun à sa manière, à discréditer profondément, au sein de la classe ouvrière, toute idée de changer la société. En l'absence d'autre perspective, c'est le « partenariat social », cette collaboration sans faille entre les dirigeants syndicaux et le patronat pour empêcher toute expression du mécontentement ouvrier, qui allait s'institutionnaliser. Le nombre de grèves déclina considérablement et la bourgeoisie autrichienne allait bénéficier de la paix sociale pour une longue période historique.

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