Turquie : la tourmente financière et ses effets28/10/20182018Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2018/10/195.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Article du mensuel

Turquie : la tourmente financière et ses effets

Le mois d’août 2018 a vu la crise économique turque s’étaler au grand jour, avec l’effondrement de la devise du pays sous les coups de la spéculation internationale. La livre turque a perdu 20 % de sa valeur en quelques jours, ces 20 % s’ajoutant à une baisse continue depuis le début de l’année 2018. S’échangeant alors à 4,5 livres pour un euro, elle était déjà passée à 5,5 livres pour un euro au mois de juillet, avant de chuter le 13 août jusqu’à 8 livres pour un euro. Après une légère accalmie, elle s’échangeait début octobre à 7,05 livres pour un euro, ayant perdu 40 % de sa valeur depuis le 1er janvier.

Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan se trouve ainsi face à des difficultés majeures, quelques semaines à peine après sa victoire et celle de son parti, l’AKP, aux élections législatives et présidentielle du 24 juin. Le président turc avait décidé d’anticiper ces élections, de peur qu’à leur échéance normale, soit un peu plus d’un an plus tard, lui et l’AKP aient perdu tout crédit et ne soient plus en état de les gagner. Pour le régime d’Erdogan, cette précaution s’avère utile, au moment où le pays est au bord de la banqueroute.

Si Erdogan et l’AKP ont pu se maintenir au pouvoir sans discontinuer depuis 2002, cette longévité est d’abord due à des résultats économiques tels que la Turquie a pu être classée parmi les pays dits émergents, pays considérés dans cette période comme les moteurs de la croissance mondiale. Beaucoup en Turquie, et notamment dans les couches populaires, considèrent cette période comme celle où leur pouvoir d’achat a doublé, voire triplé, et où ils ont accédé à une vie un peu plus décente. Pendant longtemps, une grande partie de l’électorat populaire a mis ces résultats au crédit d’Erdogan et de son parti, avant de commencer à déchanter, en fait bien avant les élections et la crise de l’été 2018.

La crise révèle aujourd’hui la fragilité de la croissance qu’a connue le pays, comme celle d’autres pays dits émergents, le Brésil, l’Argentine ou l’Afrique du Sud. Cette croissance a été bâtie en grande partie sur le crédit : alors qu’elle était de 130 milliards de dollars en 2002, la dette extérieure turque s’élève aujourd’hui à 455 milliards de dollars, dont 240 milliards à échéance de moins de douze mois. Il sera d’autant plus difficile de la payer que les capitaux quittent le pays, contribuant à l’écroulement de la monnaie et de l’économie. Cette crise vient s’ajouter aux problèmes politiques du pouvoir, aux conséquences des crises du Moyen-Orient et des tentatives du régime turc d’y intervenir, de ses échecs dans ce domaine, de ses relations conflictuelles avec ses voisins et même avec les puissances impérialistes, qui voient aujourd’hui en lui un allié moins fiable.

La crise de 2001-2002 et l’arrivée au pouvoir de l’AKP

C’est pourtant en grande partie grâce à l’aide des puissances impérialistes et de leurs financiers qu’Erdogan et l’AKP ont pu longtemps apparaître comme tenant dans leurs mains la recette de la croissance, alors que leurs prédécesseurs avaient enfoncé le pays, déjà, dans une grave crise financière.

Au début de l’année 2001, le gouvernement de coalition entre le Parti social-démocrate de Bülent Ecevit et le parti d’extrême droite MHP se trouvait en effet face à une crise qui rappelle en bien des points la crise actuelle. Sommé par le FMI de prendre des mesures d’austérité immédiates sous peine d’être privé de crédits, ce gouvernement dit nationaliste avait déclaré n’avoir d’ordres à recevoir de personne. Les capitaux avaient alors quitté en masse le marché financier turc et le 21 février 2001, resté dans les mémoires comme le « mercredi noir », la livre turque perdait en une seule journée 57 % de sa valeur, avant de se dévaluer finalement de 80 %. En peu de temps, 1,5 million de personnes perdaient leur travail, le revenu national chutait de 200 à 140 milliards de dollars, tandis que l’inflation intérieure atteignait 70 %.

La crise mit les dirigeants impérialistes et avec eux le FMI en situation d’imposer leurs exigences au gouvernement turc réticent. Dès le 1er mars 2001, l’économiste turc Kemal Dervish, directeur adjoint de la Banque mondiale vivant aux États-Unis, arrivait à Ankara avec un « plan de sauvetage » dans sa serviette. Il était nommé dès le lendemain ministre d’État et responsable de l’économie. Son « plan d’urgence pour créer une économie puissante » comportait les mesures d’austérité et les privatisations que le gouvernement Ecevit avait refusées quelques jours plus tôt. Mais dès lors il fut aidé par les crédits du FMI (Fonds monétaire international) et d’un système financier ainsi remis en confiance. Cependant, ayant usé toute sa popularité dans la gestion de cette crise, le gouvernement Ecevit dut céder la place.

C’est dans ces conditions que l’AKP vit le jour. Ce Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi) était formé par des transfuges de différents partis, en particulier islamistes, qui voyaient dans la situation l’opportunité de parvenir au pouvoir, quitte à faire quelques entorses à leur doctrine. Profitant de la vague de discrédit touchant les autres partis, bénéficiant de l’appui du patronat, des banques et aussi du FMI et des États-Unis, l’AKP put se présenter comme un parti nouveau, gagner les élections de décembre 2002 et obtenir la majorité absolue à l’Assemblée. De son côté, le Parti social-démocrate nationaliste DSP d’Ecevit s’écroulait et obtenait à peine plus de 1 % des voix.

Des années de croissance à la crise

Installé au pouvoir, le gouvernement de l’AKP bénéficia, de 2002 à 2012, d’une situation exceptionnelle qui lui permit de gagner coup sur coup toutes les élections. Les facilités données aux capitaux pour s’investir en Turquie, le soutien des dirigeants occidentaux à un régime qui donnait accès aux marchés du Moyen-Orient tout en semblant désormais donner toutes les garanties de stabilité politique, se traduisirent par dix ans de croissance.

Le gouvernement Erdogan proclama que sa politique se fondait sur le principe du « zéro problème avec ses voisins », visant seulement à développer les échanges économiques avec l’Irak, la Syrie, l’Iran, l’ensemble des pays arabes, les pays d’Asie centrale et aussi la Russie, devenue un débouché important pour les produits agricoles de Turquie et le lieu de nombreux chantiers pour ses entreprises du bâtiment. La perspective que la Turquie devienne membre de l’Union européenne (UE), elle aussi, attira les capitaux venus de l’UE à la recherche de placements, d’une main-d’œuvre qualifiée et à bon marché dans un pays stable.

La manne de centaines de milliards de dollars déversée dans l’économie turque n’allait cependant pas qu’à des investissements productifs. Tant qu’il bénéficiait de la confiance des marchés, le gouvernement de l’AKP put emprunter pour financer des grands travaux, tels que la construction de deux nouveaux ponts et de tunnels pour traverser le Bosphore, mais aussi un palais présidentiel pharaonique à Ankara et une colossale « grande mosquée » sur la colline de Camlica à Istanbul. Des centaines de chantiers s’ouvrirent pour construire des ponts et des tunnels, mais aussi quantité de mosquées, dans une période où la folie des grandeurs amena Erdogan à rêver d’un « nouvel ottomanisme » : l’envol économique de la Turquie devait lui permettre de reconquérir pacifiquement l’influence perdue un siècle plus tôt lors de la chute de l’Empire ottoman.

Cette embellie économique eut bien sûr des retombées sensibles pour la population, à travers la création d’emplois et la croissance du niveau de vie. Ainsi le salaire minimum fixé par la loi, qui était tombé à l’équivalent de 100 dollars lors de la crise de 2001, put croître régulièrement jusqu’en 2016, atteignant cette année-là l’équivalent de 433 dollars. Et même si cette envolée des salaires était en grande partie absorbée par l’inflation et l’augmentation parallèle des prix intérieurs, elle n’en permettait pas moins l’accès à des biens de consommation importés jusque-là inaccessibles à la majorité de la population turque.

C’est à partir de l’année 2012 que cette croissance a atteint de plus en plus clairement ses limites. Tout d’abord, les conséquences de la crise financière de 2008 se sont fait sentir en Turquie, bien qu’avec un certain retard. Enfin, le début de la guerre civile en Syrie vit la fin de la politique de « zéro problème avec les voisins », amenant Erdogan à soutenir les différentes milices islamistes qui tentaient de renverser le régime de Bachar al-Assad, celui-là même que, quelque temps auparavant, le président turc appelait son « frère ».

Mais, loin de faire revenir ce pays arabe dans une sorte d’Empire ottoman reconstitué, le premier résultat de l’intervention dans cette guerre civile fut de faire perdre aux entreprises turques des marchés jusque-là prometteurs, non seulement en Syrie mais dans les autres pays de la région et en Iran, tout en provoquant un afflux de réfugiés syriens en Turquie. En même temps, les tensions croissantes au Moyen-Orient, les attentats, le coup d’État manqué de juillet 2016 et le durcissement du régime d’Erdogan qui s’ensuivit, les tensions avec les pays européens tandis que les perspectives d’adhésion à l’UE s’éloignaient, se faisaient sentir sur l’économie. En outre se tarissait le flot de touristes européens et américains, jusque-là un apport important de devises pour l’économie turque.

Les pressions des États-Unis

Parallèlement, Erdogan sembla montrer les velléités d’une politique plus indépendante de l’impérialisme américain. Pour tenter de se sortir du guêpier syrien, il se rapprocha de la Russie et participa avec celle-ci et l’Iran au processus d’Astana, visant à une solution politique de la guerre civile tout en en excluant les États-Unis. Entre autres gestes, on a vu aussi la Turquie, bien que membre de l’OTAN, se tourner vers la Russie pour l’achat d’armes, en particulier du système de missiles antiaériens S-400.

Les dirigeants américains ont visiblement décidé de faire payer cette attitude au régime d’Erdogan et cela a débouché sur une crise ouverte au début de l’été 2018. En juillet, le régime turc a en effet refusé de céder aux pressions du président américain Trump lui demandant de libérer le pasteur Brunson, citoyen des États-Unis emprisonné en Turquie du fait de liens supposés avec la secte de l’imam Gülen, ennemi juré d’Erdogan. En même temps, celui-ci affichait sa volonté de ne pas respecter l’embargo imposé par les États-Unis à l’égard de l’Iran, alors que le commerce avec ce pays est essentiel pour l’économie turque. La réponse de Trump a été d’imposer des taxes sur l’importation d’aluminium et d’acier turcs aux États-Unis, une sanction symbolique vu le peu d’importance de ces importations, mais indiquant clairement un désaveu de Trump à l’égard d’un régime allié traditionnel de l’impérialisme américain dont il voulait sanctionner l’attitude.

Cette crise politique s’est ajoutée à la dégradation de l’économie turque, sensible depuis plusieurs mois, pour déclencher une fuite massive des capitaux et la chute de la monnaie à laquelle on a assisté début août. Bien sûr, les circonstances particulières de la crise turque ne font là que s’ajouter à un contexte général qui voit les capitaux quitter toute une série de pays dits émergents. Il reste que, pour la population, les conséquences en sont déjà très sensibles. Ainsi la chute du cours de la monnaie turque fait que le salaire minimum, qui équivalait encore au 1er janvier 2018 à 373 dollars, n’en vaut plus qu’environ 230 aujourd’hui. Elle se traduit tous les jours par la hausse des prix de la plupart des produits, y compris des produits de première nécessité venus du pays même, tels que les fruits et légumes. Mais elle est aussi un révélateur d’une faiblesse essentielle de l’économie turque, sa dépendance au crédit et en particulier à celui accordé par les banques occidentales, payable en dollars ou en euros.

On a appris le 12 octobre que le pasteur Brunson avait été libéré et avait pu prendre le chemin des États-Unis. Erdogan aurait donc fini par céder aux pressions de Trump et dû en rabattre sur ses prétentions d’affronter Washington, tout comme Ecevit avait été contraint de le faire lors de la crise de 2001. Cela veut-il dire qu’il se montrera désormais un allié plus fiable, dans l’espoir d’avoir en échange une aide pour sortir de l’étau de la crise financière ? Il est trop tôt pour le dire, mais en attendant la crise produit ses effets. Nombre d’entreprises petites et moyennes engagées auprès des banques voient leur dette augmenter en proportion de la chute de la monnaie turque, tandis que leurs ventes sur le marché intérieur baissent avec le pouvoir d’achat de la population. Les faillites ont commencé à se multiplier, avec pour conséquence de nombreux licenciements, ou même le fait que les salaires ne sont plus payés, et une aggravation brutale des conditions de vie des travailleurs.

Craignant que la multiplication des faillites n’entraîne un écroulement total de l’économie, le gouvernement a trouvé pour l’instant un palliatif en proposant aux entreprises des accords dits de concordat. Ceux-ci leur évitent de se déclarer en faillite à condition de passer un accord avec leurs créanciers, en ne payant que la moitié de leurs dettes et en échelonnant le paiement du solde. Cela ne fait sans doute que reporter le problème, d’autant plus que parallèlement les taux d’intérêt que devront payer ces entreprises augmenteront fortement. En tout cas, plus de 3 000 sociétés avaient déjà signé un tel concordat début octobre, et ce nombre pourrait atteindre 5 000 à la fin de l’année.

Le système du concordat évitera peut-être certaines faillites, et des créanciers seront payés au moins en partie. Mais les travailleurs ne seront pas sauvés pour autant. Ils ont déjà commencé à payer les conséquences de la fin de la période faste de l’économie turque, qu’ils constatent avec la baisse de leur salaire réel et l’envolée de l’inflation. Beaucoup vont maintenant se retrouver au chômage ou, s’ils ont encore un emploi, sans salaire parce que les patrons ne les payent plus. Il s’y ajoute le poids croissant des crédits, pour ceux qui en ont contracté. Ils sont en fait les premiers à payer la crise dans laquelle s’enfonce le pays.

Les années prospères du gouvernement de l’AKP se sont traduites par une certaine hausse des salaires, mais surtout elles ont permis l’enrichissement exceptionnel d’un grand nombre de capitalistes, turcs ou non, dont on imagine qu’ils ont su mettre à temps leurs gains à l’abri en les transférant à l’étranger. Les travailleurs, eux, ont déjà vu fondre le pouvoir d’achat de leur salaire et ils payeront par ce biais les intérêts de la dette contractée par l’État et par les capitalistes turcs pour financer les années de croissance. En guise d’argument, Erdogan a dénoncé un « complot des taux d’intérêt », incité la population à montrer son sens civique en achetant de la monnaie turque et déclaré que, si les lobbies qui attaquent la Turquie ont le dollar, « les Turcs, eux, ont Allah » ! Mais la démagogie nationaliste et religieuse ne suffira pas à faire oublier la réalité des chiffres.

Bien sûr, des réactions des travailleurs sont inévitables. On en a eu déjà l’exemple en septembre, lorsqu’une grève a paralysé les travaux entrepris pour la construction du troisième aéroport d’Istanbul, qui emploie des dizaines de milliers d’ouvriers par le biais de très nombreuses entreprises sous-traitantes imposant des conditions de travail insupportables. Souvent, elles ne payaient même plus les salaires, que ce soit du fait de la crise ou de leurs propres malversations (voir par exemple : « Turquie : grève au chantier du nouvel aéroport », Lutte ouvrière, n° 2616, 19 septembre 2018).

Mais, si le pouvoir peut s’attendre à ce que ces réactions se multiplient, il a aussi à sa façon pris ses précautions. Depuis que son crédit a commencé à s’éroder, et notamment à partir de 2012, le régime n’a fait que se durcir. On l’a vu avec sa réaction violente aux manifestations du parc Gezi, en juin 2013, puis avec le tournant qui a suivi les élections de juin 2015, dont il était sorti en partie désavoué. On l’a vu aussi lorsqu’il a mis un coup d’arrêt aux négociations sur la question kurde et a en fait repris la guerre au Kurdistan. Ces mesures étaient à chaque fois liées aux circonstances, ainsi qu’à la volonté d’Erdogan de défendre coûte que coûte son pouvoir. Mais elles correspondaient aussi à un réflexe de classe de la part du régime et de la bourgeoisie turque.

Instruits par l’expérience du passé, et des années 1960 et 1970 en particulier, ceux-ci craignaient visiblement que le retour de la crise économique n’entraîne une multiplication des conflits sociaux et une instabilité politique croissante, comme celle qui avait précédé le coup d’État militaire de septembre 1980.

Cette peur est sans doute toujours bien présente dans les sommets de la bourgeoisie turque. Le régime de quasi-dictature installé par Erdogan lui rend service en la dotant d’un pouvoir politique prêt à réprimer toutes les oppositions. Mais il n’est pas dit qu’il sera aussi efficace pour affronter les réactions venant de la classe ouvrière, alors que jusqu’à présent il a souvent préféré la ménager.

14 octobre 2018

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