Les États désunis d’Europe09/03/20192019Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2019/03/198.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Article du mensuel

Les États désunis d’Europe

Vantée auprès des opinions publiques depuis sa fondation comme la garante de la paix et de la prospérité économique du continent, l’Union européenne (UE), qui regroupe aujourd'hui, Royaume-Uni compris, 28 États et plus de 510 millions d’habitants, semble à l’agonie. À trois mois des élections pour renouveler son Parlement, et alors que l’issue du Brexit n’est toujours pas connue, de multiples forces centrifuges ébranlent en effet une Europe dont la construction ressemble de plus en plus à une entreprise de déconstruction.

Une longue lutte pour l’hégémonie

L’émergence des principaux États-nations en Europe a été la condition, en même temps que le produit, du développement du capitalisme. Mais cette arène s’est vite révélée trop étroite pour garantir des profits suffisants aux industriels et aux financiers. La période de l’impérialisme, qui s’engagea au cours du 19e siècle, fut marquée par le partage colonial et, pour reprendre les termes de Marx, « l’exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » du monde. Elle se traduisit aussi par une mise en coupe réglée du vieux continent par ses trois principales puissances, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, pour le compte de leurs trusts et de leurs capitaux.

Durant toute une période historique, la lutte entre les bourgeoisies pour l’hégémonie et une certaine unification de l’Europe pour leur propre compte fit rage sur les marchés comme sur les champs de bataille. Au 20e siècle, cet affrontement trouva son prolongement dans deux guerres mondiales qui mirent un terme à la domination des puissances européennes. La question de la suprématie sur le continent, du moins dans sa partie occidentale, avait trouvé une nouvelle réponse : les États-Unis étaient devenus non seulement l’arbitre mais aussi le maître de la situation.

Les accords de Yalta entre l’impérialisme américain et la bureaucratie soviétique transcrivirent ce rapport de force dans le langage de la diplomatie en partageant l’Europe en deux zones d’influence. Dès 1947, la guerre froide accentua encore l’emprise des États-Unis et c’est sous leur égide que les premières pierres d’une forme de construction européenne furent posées. Le plan Marshall en fut un des instruments. Il comportait un volet économique (un programme de reconstruction offrant des débouchés aux marchandises américaines dont l’OECE, l’Organisation européenne de coopération économique, fut chargée), et un objectif politique : faire pièce à l’influence soviétique. Il sera complété, dans le domaine militaire, par la création de l’Otan en 1949.

De la CECA au Marché commun

Pour les différentes bourgeoisies, la création d’un cadre à même de favoriser le relèvement de leur appareil de production et d’un marché pour écouler leurs marchandises s’imposait. En raison de ses multiples liens avec les États-Unis et ses anciennes colonies du Commonwealth, la Grande-Bretagne y était moins attachée. La France et l’Allemagne fédérale en constituèrent le premier pilier avec, en 1951, la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). C’était d’une certaine façon reconnaître l’obstacle que représentaient pour leurs capitalistes ces frontières héritées du passé qui traversaient jusqu’au sous-sol et ses gisements de fer ou de houille. Les autres signataires en furent l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.

Une Haute autorité, sans pouvoir propre, fut créée pour la chapeauter. Les « pères de l’Europe » évoquaient l’annonce d’une paix durable. Mais il s’agissait avant tout pour les grands industriels de moderniser des secteurs vitaux, d’optimiser leur production et de réduire leurs coûts tout en puisant dans les fonds publics. Robert Schuman soulignait aussi pour la France que la CECA allait permettre de « poursuivre la réalisation de l’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain », en d’autres termes, son pillage. Preuve que les ambitions nationales et les appétits de puissance n’avaient été que partiellement mis de côté.

Le relatif succès de cette expérience fut prolongé en 1957 par la signature du traité de Rome, par lequel les mêmes États donnèrent naissance à la Communauté économique européenne (CEE). Au charbon et à l’acier s’ajoutèrent un plan dans le secteur du nucléaire, qui nécessitait d’importants investissements que le grand capital ne voulait pas entreprendre à ses frais, mais surtout la perspective d’une vaste union douanière : un marché à l’échelle du continent sans les taxes et les droits de douane qui freinaient le développement des groupes capitalistes et leur soif de profits. Cela s’imposait d’autant plus que la décolonisation allait ouvrir les chasses gardées des impérialismes européens en Asie et en Afrique. La CEE allait, enfin, offrir le creuset à partir duquel le capital européen pourrait espérer concurrencer les trusts américains.

Une feuille de vigne des rivalités entre grandes puissances

Ce Marché commun ne pouvait profiter qu’aux plus puissants capitalistes. Il en alla de même dans l’agriculture où la politique agricole commune, qui absorba plus de la moitié du maigre budget européen, servit de pompe à subventions au secteur de l’agro-business et aux grandes exploitations, accélérant la concentration, y compris sous la forme de coopératives, et la modernisation de la production. Par là même, de nouvelles perspectives s’ouvraient aux multinationales du secteur du machinisme agricole et aussi de la chimie.

La « maison commune », avec ses institutions et sa bureaucratie, devint si attractive qu’un nombre croissant d’États s’y associèrent, y compris le Royaume-Uni en 1973. Son adhésion avait été repoussée plusieurs années en raison de l’opposition de De Gaulle, mais la bourgeoisie britannique ne pouvait rester à l’écart plus longtemps, d’autant que la période de croissance amorcée durant l’après-guerre prenait fin.

Ce marché ne donna pas pour autant naissance à un capitalisme supranational, c’est-à-dire à l’unification des impérialismes européens. Il y a plus d’un siècle, après avoir bradé l’internationalisme prolétarien lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, Karl Kautsky, le principal théoricien de la social-démocratie allemande et de la Deuxième Internationale, avait suggéré qu’un « transfert des méthodes des trusts à la politique internationale, une sorte de super-impérialisme »[1], serait possible à l’issue du conflit. Il exprimait le fait que les bourgeoisies ne connaissaient pas de frontières, étendaient la domination de leurs capitaux à la planète entière et qu’elles pouvaient à terme s’entendre contre les exploités. Mais sa trahison conduisit Kautsky, comme tous les réformistes, à nier que cette tendance à la socialisation de la production, à l’unification sous la botte du profit et de l’exploitation, se heurte à la concurrence entre trusts et au cadre même des États grâce auxquels la bourgeoisie maintient sa domination de classe. Il n’y a de ce point de vue pas davantage de super-impérialisme aujourd’hui.

Dans les secteurs aéronautique et spatial, des structures (comme Airbus ou l’Agence spatiale européenne) émergèrent, il est vrai, par la mise en commun de capitaux provenant des principaux États de la CEE. Mais c’était pour leurs capitalistes le seul moyen d’espérer résister à la domination de Boeing, de la Nasa et des groupes d’outre-Atlantique.

Dans les autres domaines, comme d’ailleurs à l’intérieur de ces structures transnationales, la lutte continuait à faire rage. La mondialisation à l’œuvre en masquait cependant l’ampleur, en la déportant partiellement sur un champ de bataille plus vaste.

Chaque État continuait à protéger et à soutenir ses propres capitalistes par les commandes publiques, par des règlementations ou des lois spécifiques, et par des aides financières constituant autant de béquilles. C’est ainsi que des pans entiers du capitalisme français, à commencer par celui de l’armement, prospéraient à l’ombre de l’État, voire en son sein même pour les secteurs nationalisés et les entreprises qui en dépendaient.

Cette liaison quasi organique avec leur appareil d’État n’empêchait pas la conquête par ces mêmes groupes de zones d’influence sur le reste du continent et bien au-delà, aux dépens de leurs rivaux. Elle en constitua même dans une certaine mesure la condition.

Après l’adhésion de la Grèce en 1981, puis du Portugal et de l’Espagne en 1986, la fin du bloc soviétique et l’intégration de son ancien glacis dans le giron capitaliste à partir du début des années 1990 offrirent un nouvel horizon à ces appétits, en élargissant de façon inespérée les opportunités. Aucun secteur (agriculture, industrie, finance, grande distribution, etc.) n’échappa à cette curée et aux délocalisations. Outre la situation de quasi-sujétion dans laquelle se plaçaient leurs dirigeants, ces pays offraient en effet un triple avantage : des infrastructures industrielles et de transport, une main-d'œuvre qualifiée… et des salaires bien inférieurs. En raison de sa position de première puissance européenne, de sa situation géographique centrale et de ses liens passés avec ces territoires, l’impérialisme allemand s’attribua la part du lion dans ce qui avait constitué historiquement sa zone d’influence économique. Mais l’impérialisme français, déjà présent de longue date, par exemple avec Renault en Roumanie, ne fut pas en reste. Il en alla de même en Grèce, notamment avec les banques.

La création de l’Union européenne : mise en place de nouvelles règles et de l’euro

Pour donner une plus grande stabilité à ce marché et le rendre plus profitable encore, restait à fixer des règles organisant la concurrence et à introduire une monnaie commune, ce que prévoyait déjà le traité de Rome. Pendant quatre décennies, la rivalité entre les puissances européennes et entre capitalistes s’était traduite en effet par une grande fluctuation des monnaies, des dévaluations à répétition que la création d’un Système monétaire européen en 1979 eut bien du mal à tempérer. Cette situation, aggravée par la persistance de multiples taxes entre les États, était de plus en plus contradictoire avec la nécessité pour les grands groupes de produire et d’échanger à l’échelle du continent.

Le traité de Maastricht permit en 1992 l’adoption d’un guide prétendant réguler la guerre économique que se menaient les capitalistes et l’adoption de règles budgétaires pour les États (les fameux « critères de convergence ») qui donnèrent l’apparence d’une certaine égalité de traitement vis-à-vis des opinions publiques tout en maintenant la position dominante des grandes puissances.

Le 1er janvier 1999, onze pays adoptèrent l’euro pour leurs transactions financières. Seule parmi les grandes puissances, la Grande-Bretagne s’y refusa, espérant sans doute cumuler les avantages liés à son intégration dans le marché unique et ceux tirés de son statut de place financière mondiale et d’allié privilégié des États-Unis. Trois ans plus tard, pièces et billets entraient en circulation au son de l’Hymne à la joie. Entre 2004 et 2007, dix pays issus du bloc soviétique entrèrent dans le chœur en intégrant l’UE.

Mais l’euphorie liée à la naissance de cette union monétaire et de l’Union européenne, qui représentait une forme d’aboutissement après des décennies de laborieuses tractations et de luttes sourdes, ne dura que quelques années. La crise financière de 2008, en exacerbant la concurrence à l’intérieur du continent et avec les États-Unis, a mis au jour la fragilité de l’édifice.

L’Union européenne à l’épreuve de la crise de 2008

Cette crise a révélé notamment à quel point les rapports de domination entre les États, hérités du développement inégal passé, continuent d’agir souterrainement. Derrière le masque et le langage de la diplomatie, certains sont, pour paraphraser Orwell, plus égaux que d’autres.

En d’autres termes, les capitalistes d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne notamment, par l’entremise de leurs gouvernements, ont imposé leur loi aux plus faibles : à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal et a fortiori à ceux qui, dans l’est de l’Europe, étaient moins à même de résister à leur domination en raison du caractère encore semi-développé de leur économie.

Ces relations trouvèrent leur traduction lors de la crise de l’euro entre 2010 et 2011 : les économies et les classes populaires de ces États furent mises à genoux au point de menacer l’existence d’une monnaie commune à dix-neuf pays. Par le jeu de la spéculation et des taux d’intérêts imposés par les banques, un euro grec ou portugais n’avait de fait plus du tout la même valeur qu’un euro allemand ou français. La « monstrueuse domination de l’oligarchie financière » évoquée par Lénine dans L’impérialisme n’est pas une construction théorique : la BNP-Paribas ou la Deutsche Bank et quelques banques ont conservé tout leur pouvoir à l’intérieur même des instances européennes, au détriment de leurs concurrentes et de plus en plus des États eux-mêmes.

Sans vergogne, ces mêmes puissances s’affranchirent des règles qu’elles avaient fixées et dictées à tous les pays. Pour sauver les banques et le secteur financier, et par conséquent le capitalisme tout entier, elles déversèrent des masses inouïes de capitaux, nationalisèrent au besoin des secteurs vitaux… et s’endettèrent sans limite.

Dès 1957, le traité instituant la CEE comprenait l’objectif d’établir une « concurrence libre et non faussée » à l’intérieur du Marché commun. Mais la montagne de règlementations écrites au fil des décennies masque de moins en moins la loi non écrite du plus fort et une lutte où (presque) tous les coups sont permis.

Autrefois permanente par l’entremise des dévaluations, la guerre économique a été transférée en partie dans le domaine fiscal pour attirer capitaux et entreprises du monde entier. Dans ce dumping, qui assèche les budgets des États, avec 12,5 % l’Irlande affiche le taux d’imposition sur les sociétés le plus faible. Seule la Bulgarie fait « mieux », avec 10 %. Mais partout, les impôts réellement payés par les capitalistes sont encore plus dérisoires.

Pour extraire davantage de plus-value et affaiblir leurs rivaux, les grandes entreprises ont mené une politique de baisse des salaires et de précarisation aggravée par les politiques d’austérité. L’Allemagne a donné le la depuis une vingtaine d’années, en transformant des millions de ses salariés en travailleurs pauvres. Mais elle a maintenu ainsi sa place de première puissance du continent et de premier exportateur mondial. S’il y a une certaine unification à l’œuvre dans l’UE pour les travailleurs, en matière de droit ou de conditions de travail, elle s’effectue par le bas. Elle laisse par ailleurs toute latitude à ses membres pour aggraver encore cette évolution.

L’Europe, combien de divisions face à l’impérialisme américain ?

La faiblesse congénitale de l’Europe est de demeurer un assemblage d’États qui sont autant de places fortes pour les bourgeoisies, à la manière des châteaux féodaux servant de refuge en temps de crise ou de guerre. N’en déplaise aux contempteurs des institutions de Bruxelles et de la Commission européenne, censée incarner une forme de pouvoir exécutif, l’Europe ne dispose ni d’un pouvoir central, ni d’une politique économique ou étrangère unique, ni a fortiori d’une armée. Ce sont les marchandages entre dirigeants, expression des rapports de domination entre puissances, qui déterminent fondamentalement sa politique.

Quant à l’euro, qui n’a jamais été en mesure de supplanter le dollar comme monnaie internationale de référence et de placement, il s’est encore affaibli depuis la crise de 2008, car la pompe aspirante que constituent les marchés financiers fonctionne presque exclusivement avec ce carburant. D’ailleurs, sans les crédits alloués par la Banque fédérale américaine, les banques européennes et les États eux-mêmes se seraient retrouvés à sec.

Alors que les politiciens et certains intellectuels entretenaient jadis l’idée que l’économie européenne, par son PIB, sa place dans le commerce mondial, son marché intérieur, était en mesure de concurrencer voire de devancer les États-Unis, ces derniers sont plus que jamais en mesure d’imposer leurs volontés et celles de leurs trusts.

On a pu en voir une confirmation brutale lorsque Trump a décidé de rompre l’« abominable accord » de 2015 avec l’Iran et de placer ce pays sous embargo. Grâce au principe d’extraterritorialité qui prévaut aux États-Unis, traduction juridique de la position hégémonique de son impérialisme, le président peut sanctionner les entreprises du monde entier qui enfreignent les règles de l’Office du contrôle des avoirs étrangers (OFAC). Les uns après les autres, après PSA, Total, Airbus, les banques et les industriels européens se sont retirés d’Iran pour ne pas risquer d’être écartés du marché américain voire du marché financier lui-même ou d’être condamnés à de lourdes amendes. En 2015 déjà à propos de ses activités avec l’Iran, mais aussi avec le Soudan et la Libye, BNP-Paribas avait dû s’acquitter d’une amende de 8 milliards d’euros. Dans la guerre économique, l’Europe reste un nain.

Sur le plan strictement militaire comme sur celui du renseignement, les États-Unis conservent, et à plus forte raison depuis l’effondrement du bloc soviétique, des bases permanentes dans l’UE et des liens privilégiés avec plusieurs pays, intégrés le plus souvent à l’Otan en position de vassaux et d’avant-postes contre la Russie. Ceux-ci constituent en outre de fidèles acheteurs pour l’industrie d’armement américaine. En juin 2018, l’Union européenne a lancé un Fonds européen de défense (FED), dont le but caché était d’écarter des appels d’offres des firmes américaines et britanniques en matière d’armement. Mais cette posture restera sans effet véritable hormis peut-être à l’encontre des industriels britanniques.

Ce n’est pas l’Europe qui est à la manœuvre non plus dans la crise qui ravage l’Ukraine depuis 2014. Quant au groupe de Visegrád, qui regroupe la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, il est également emblématique de ces liens avec l’impérialisme américain et des forces centrifuges qu’ils génèrent ou favorisent à l’intérieur de l’UE.

Les populismes et les nationalismes, fruits pourris du passé et de la décomposition de l’économie capitaliste

L’instabilité permanente et la lutte pour le partage de la plus-value dans un marché de moins en moins solvable a engendré la prolifération des idées et des partis « eurosceptiques » et « europhobes », majoritairement sur la droite, et de plus en plus l’extrême droite de l’échiquier politique, mais aussi, à l’instar de La France insoumise en France ou de Podemos en Espagne, sur sa gauche.

Les intérêts politiques fondamentaux de la bourgeoisie ne coïncident en effet pas toujours parfaitement avec les intérêts propres des partis qui la représentent ou qui ambitionnent de le faire. Et seule l’expérience peut démontrer aux uns et aux autres la marge de manœuvre dont ils disposent et le point de rupture à partir duquel la démagogie électorale peut provoquer des mouvements sans retour possible. L’environnement politique, considéré comme « de plus en plus toxique »[2] par de nombreux observateurs, devient ainsi à son tour un facteur d’aggravation objectif de la crise.

Cette poussée faite au nom de la lutte contre le « fédéralisme » et de la « souveraineté des peuples », a été particulièrement forte en Europe centrale où le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, au pouvoir de 1998 à 2002 puis depuis 2008, fait figure de précurseur et de candidat au rôle de leader. Ces partis ont obtenu plus de 20 % des voix dans dix pays d’Europe de l’Est et plus de 30 % en Pologne. Orbán a fait du nationalisme hongrois la pierre angulaire de sa politique économique en prétendant libérer son pays de la domination étrangère. C’est en l’invoquant qu’il pressure la classe ouvrière.

En Italie, la Ligue et le Mouvement cinq étoiles sont arrivés au pouvoir à la faveur des législatives de mars 2018 en centrant leur démagogie et leurs promesses sur la dénonciation de « l’Europe de Bruxelles ». Campagne européenne aidant, s’y sont ajoutées les critiques à visées électoralistes envers la France et Macron, confortant ce dernier dans sa prétention à incarner un visage progressiste face aux nationalistes et aux eurosceptiques et la posture de Salvini comme premier défenseur du peuple italien.

Partout les partis d’extrême droite se maintiennent ou progressent : le Rassemblement national en France, Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne, le Vlaams Belang en Belgique, le Parti pour la liberté (PVV) aux Pays-Bas notamment.

En décidant ces dernières années de fermer leurs frontières aux migrants fuyant les guerres et le chaos impérialiste, en sous-traitant pour une part cette sale besogne à la Turquie, les dirigeants des grandes puissances ont renforcé cette poussée réactionnaire. Angela Merkel avait refusé dans un premier temps de s’aligner sur cette politique, en raison sans doute de ses convictions, mais aussi parce qu’elle pouvait répondre à un besoin de main-d’œuvre des capitalistes d’Allemagne. Mais elle en a payé le prix politique et doit aujourd’hui composer avec la droitisation de son électorat.

Et même si la sortie de l’UE ou de l’euro a le plus souvent disparu des programmes des « eurosceptiques », elle demeure une menace réelle, comme en témoigne le vote et la difficile mise en œuvre du Brexit depuis trois ans. Pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne, un de ses membres, et pas le moindre, a claqué la porte. Combattue par la bourgeoisie britannique, cette sortie risque d’être mise en œuvre sans accord avec l’UE. Une seule chose est sûre : les capitalistes se chargeront de faire payer la note aux classes populaires. Par effet domino, ou par contrecoup, le Brexit pourrait relancer les forces centrifuges à l’intérieur même du Royaume-Uni, en Irlande tout d’abord, mais aussi en Écosse.

À l’affût, les principales puissances de l’Union européenne, à commencer par la France et l’Allemagne, tout comme les groupes industriels et financiers dont ils protègent les intérêts, espèrent sans doute tirer bénéfice de cette situation et ne feront aucun cadeau à leur concurrent britannique. Mais ce sont partout les travailleurs qui feront les frais de cette nouvelle phase de la guerre économique et politique.

Seule la classe ouvrière peut offrir un avenir et une unité au continent européen

L’intensification de la guerre économique s’est traduite par une poussée des courants nationalistes comme l’Europe n’en avait pas connu depuis les années trente. La crise actuelle apparaît de plus en plus comme le révélateur de l’incapacité des différentes bourgeoisies à rompre les liens avec leur appareil d’État et à unifier le continent. La création d’un vaste marché, que le carcan des États nationaux rendait indispensable, n’a pas supprimé la concurrence entre les grandes entreprises ni entre les banques, d’autant que les plus importantes d’entre elles s’affrontent également à l’échelle mondiale. Elle n’a pas davantage mis un terme au rapport de domination entre les pays. Lénine disait de la SDN, qui prétendait déjà en finir avec les guerres et promouvoir la prospérité, qu’elle n’était qu’un « repaire de brigands ». Cette caractérisation convient tout autant à l’UE.

Marx soulignait dans Le Manifeste qu’« au grand désespoir des réactionnaires » la bourgeoisie avait « enlevé à l’industrie sa base nationale ». Dans L’impérialisme, Lénine ajoutait que le capitalisme conduisait « aux portes de la socialisation intégrale de la production », mais que « le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population » devenait « cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable ».

Depuis, la bourgeoisie a largement fait la preuve de son impuissance à résoudre cette contradiction fondamentale entre l’organisation de la production et des échanges à l’échelle la plus large et l’appropriation privée des richesses qui en sont tirées et dont les États sont pour elle les meilleurs garants.

Les divisions politiques actuelles sont l’expression des intérêts contraires de ces bourgeoisies et nul ne sait si la poussée des nationalismes va se traduire par une rupture plus profonde sur le plan politique et un repli protectionniste généralisé. Par contrecoup, la crise peut raviver la flamme du fédéralisme. Aucune bourgeoisie n’a intérêt à la dislocation du marché unique, à commencer par l’impérialisme allemand et français, qui demeurent le ciment de l’Europe actuelle. Mais il ne s’agit pas d’une option philosophique. Les discussions sur la fin possible de la zone euro ou la réorganisation de l’UE sur la base d’une Europe à plusieurs vitesses il y a quelques années montrent que le difficile équilibre peut chanceler à tout moment en raison de l’instabilité permanente du capitalisme lui-même. Et tout le passé prouve que les guerres économiques peuvent être le prélude à d’autres affrontements infiniment plus dévastateurs.

Le problème pour les révolutionnaires n’est pas de raisonner à ce niveau de plus ou moins d’Europe, ni d’opter entre l’une ou l’autre de ces options car ce sont des solutions bourgeoises et donc des impasses. Il est de maintenir ouverte la perspective d’une issue révolutionnaire à cette incapacité congénitale du capitalisme d’œuvrer pour le bien de l’humanité. Il est de maintenir levé le drapeau de l’internationalisme, que les réformistes sociaux-démocrates puis les staliniens ont jeté aux orties, pour offrir une perspective à la classe ouvrière. Celle d’une Europe et d’un monde débarrassés des frontières, des antagonismes nationaux, de la concurrence et de l’anarchie de la production. Et cela ne pourra se réaliser que par le renversement révolutionnaire de la bourgeoisie.

4 mars 2019

 

[1]     Karl Kautsky, L’impérialisme et la guerre, 11 septembre 1914.

 

[2]     Expression tirée d’une tribune publiée par le journal patronal Les Échos du 21 février 2019.

 

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