La situation aux États-Unis07/03/20212021Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2021/03/214.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Article du mensuel

La situation aux États-Unis

Cet article est la traduction d’un texte d’orientation du groupe trotskyste des États-Unis The Spark, paru dans le numéro 107 (mars-avril 2021) de la revue Class Struggle.

Covid-19 : une catastrophe sanitaire aux racines économiques, sociales et politiques

Dans le pays qui se vante aujourd’hui de posséder 19 des 25 plus grands instituts de recherche biomédicale au monde, et de dépenser en soins médicaux plus d’argent par habitant que tout autre pays au monde, un virus mortel inconnu jusqu’alors mais pas inattendu a conduit à une catastrophe humaine au-delà de tout ce qui a été vu aux États-Unis depuis au moins 100 ans.

Le 3 novembre (jour des élections), le Covid-19, c’est-à-dire la maladie causée par le nouveau coronavirus, avait touché tous les comtés de la zone continentale des États-Unis, sauf un. Il s’était propagé à partir des côtes ouest et est, où le virus avait fait son apparition, et à partir des villes, qui semblaient offrir un terreau fertile à sa propagation. Les États du Midwest à faible densité de population, comme les Dakota du Nord et du Sud, présentaient des taux d’infection par habitant plus élevés que les États plus peuplés ; et les zones rurales des États du Midwest et du Sud, des taux plus élevés que les grandes villes.

Au 20 janvier, jour de la passation de pouvoir entre les deux présidents, plus de 24,3 millions de cas de Covid avaient été signalés, dont plus de 400 000 avaient été mortels. La prédiction d’un « hiver sombre » se vérifiait en temps réel. Il a fallu quatre mois et une semaine au virus pour faucher les 100 000 premières vies ; trois mois et trois semaines pour les 100 000 suivantes ; deux mois et trois semaines pour les 100 000 suivantes ; mais seulement cinq semaines pour porter le total à 400 000. Des États qui semblaient auparavant maîtriser la propagation de la maladie, comme la Californie, l’Arizona, la Caroline du Sud, les États de Rhode Island et de New York, se sont retrouvés pris dans une nouvelle spirale d’infections qui a dépassé en vigueur les poussées précédentes, peut-être parce que le sud de la Californie a été le terrain d’une nouvelle mutation plus contagieuse.

Le désastre médical chaque jour plus dramatique a révélé et également exacerbé la répartition scandaleusement disproportionnée de la richesse dans la société américaine. Selon votre classe sociale, vous aviez plus ou moins de chances de contracter le Covid, de recevoir des soins de bonne ou de mauvaise qualité, voire pas de soins du tout, de vous en sortir ou d’y laisser votre peau. Toutes les inégalités de la société américaine ont été mises à nu dans les statistiques liées au Covid : les Noirs sont plus souvent victimes que les Blancs ; les migrants plus que les natifs ; les ouvriers du rang plus que les grands directeurs ; les employés du tertiaire plus souvent que les cadres supérieurs et professions libérales. Lorsque le virus a fait rage pour la première fois dans la ville de New York, ses quartiers les plus riches se sont vidés, les habitants les plus aisés prenant le large pour une longue escapade à la campagne ; d’autres personnes, considérées comme essentielles au fonctionnement quotidien de la société, ont été poussées à monter « au front », avec le risque de contracter la maladie, ce qui est arrivé à un grand nombre d’entre elles au cours des premiers mois.

Le système de santé public américain, et avec lui la haute bureaucratie d’État, s’est révélé incapable de faire face à la propagation rapide du virus. Aujourd’hui encore, plus d’un an après que les premières personnes sont tombées gravement malades, il n’a toujours pas réussi à organiser la fourniture des équipements de protection de base nécessaires au personnel médical travaillant auprès des patients Covid, encore moins à distribuer des masques à la population, comme cela devrait se faire. Il n’a ni organisé ni fourni les moyens de dépistage et de traçage, moyens essentiels pour limiter la propagation de la maladie. Il n’a toujours pas commencé à organiser une étude nationale unifiée sur la manière dont le virus mute et évolue. Enfin, alors même que les nouveaux vaccins sont présentés comme la panacée qui nous tirera d’affaire, il n’y a pas eu de distribution clairement organisée de ces vaccins. Quand on a commencé à administrer les vaccins, au moins la moitié du personnel des maisons de retraite a refusé de se faire vacciner, ce qui en dit long sur le manque de confiance dans le système de santé, qui n’a pas donné à la population beaucoup de raisons de se sentir en confiance. Dans le même temps, le manque de clarté sur la distribution a conduit à des protestations, certains pestant contre le fait que des personnes avaient été vaccinées avant d’autres qui étaient prioritaires. Des sites sont apparus sur Internet pour donner des conseils sur la façon de « remonter la file ». Une intrusion informatique dans le système d’un grand établissement hospitalier du Michigan par un organisateur de faux rendez-vous a interrompu les vaccinations pendant toute une journée.

L’échec lamentable dans la lutte contre le virus témoigne non seulement de sa virulence, mais aussi du fait que les gouvernements successifs, tant au niveau fédéral qu’à celui des États, ont réduit à peau de chagrin des services comme la santé publique afin de canaliser les fonds vers les coffres-forts d’une classe capitaliste rapace, qui depuis des décennies de crise de son économie a cherché par tous les moyens à protéger sa richesse. Cela a laissé le système public de santé, censé couvrir l’ensemble du pays et de sa population, dans un état de déliquescence avancée.

Sans aucun doute, le désastre a été aggravé par l’incompétence de l’administration Trump et les tares d’un président mégalomane qui méprisait la science et considérait toutes les questions sous l’angle « comment accroître mes chances de me faire réélire ». Impossible d’oublier ses déclarations à ses supporters venus sans masque à ses meetings de campagne : le virus c’est comme un mauvais rhume, leur expliquait-il, quelques jours à tousser et à renifler et puis ça passe, sauf que bien des personnes qui l’ont écouté n’ont jamais guéri.

Mais le principal problème, à tous les niveaux, que ce soit celui de l’État fédéral, des États fédérés, des villes ou des comtés, n’était pas Trump. C’était la mise à sac du système de santé depuis des décennies en vue de nourrir les profits et la richesse privée de la classe des milliardaires. Sont à blâmer parmi d’autres organes publics le CDC (Centre pour le contrôle et la prévention des maladies) et les NIH (Instituts nationaux de santé), qui ont versé des fonds à des entreprises à but lucratif alors même que les services publics en manquaient cruellement.

La pandémie elle-même est devenue le prétexte pour canaliser davantage d’argent vers un certain nombre d’entreprises favorisées. Des dizaines de millions de dollars ont été versés sur les comptes d’entreprises ayant vendu des respirateurs qui sont restés inutilisés, ne fonctionnant pas. En pleine catastrophe, des contrats de développement, de fabrication, de distribution et d’administration du vaccin ont été élaborés, non pas en retenant l’option capable de faire parvenir le plus rapidement un grand nombre de doses de vaccin auprès de la population, mais en vue de garantir d’énormes profits aux entreprises à qui les contrats étaient offerts. Les nouveaux vaccins sont effectivement le résultat de recherches effectuées dans des institutions financées par l’État au fil des ans. Mais les résultats de ces recherches ont été transférés, avec encore une louche de fonds publics, à des entreprises privées pour qu’elles en fassent usage à leur propre profit, y compris par le biais de la propriété des brevets et en obtenant par avance qu’elles ne seraient pas tenues pour responsables en cas d’effets secondaires graves. Les vaccins développés par Pfizer et Moderna étaient-ils les plus efficaces que ce mode de fonctionnement pouvait produire ? Personne ne peut vraiment l’affirmer. Ce que l’on peut dire avec assurance, c’est que les vaccins qu’ils ont développés ont permis à Pfizer et Moderna de devancer toutes les entreprises engagées dans la course pour tirer profit d’un monde qui avait désespérément besoin de remèdes.

La santé publique n’est pas le seul service dévasté par la volonté du gouvernement d’alimenter les profits. Routes, transports en commun, voies navigables, barrages, canalisations, lutte contre les incendies, bureaux de poste, etc. : tous les services publics ont été paralysés. Il en a été de même pour l’éducation nationale, le système de protection sociale, y compris les allocations chômage et les pensions d’invalidité, ainsi que pour les prisons et ce que l’on appelle la justice. Même les bureaux responsables de la conduite des élections, le summum de cette société dite démocratique, étaient privés des fonds dont ils avaient besoin pour organiser des élections sécurisées alors que le virus circulait librement. Les retraites versées par la sécurité sociale ont régressé chaque année par rapport au coût réel de la vie des seniors. Les économies imposées dans chacun de ces secteurs ont été des sources de profit canalisées par les gouvernements successifs vers les mains avides de la classe capitaliste.

La santé publique ne se démarque de cette dynamique générale que parce que, dans le contexte de la pandémie, sa dégradation est la plus flagrante, une dégradation véritablement criminelle.

Pour stopper la propagation du virus, les pouvoirs publics à tous les niveaux de l’appareil d’État ont eu recours à des moyens dignes du Moyen Âge : essentiellement, la mise à l’arrêt de la vie sociale et l’effondrement de l’économie. Pour une part très importante de la population active, l’emploi a été brutalement supprimé ou fortement réduit, temporairement ou définitivement. Les petites entreprises familiales ont été durement touchées, soit parce qu’elles ont été fermées par décret, soit parce que leur clientèle a disparu. Chaque État a plus ou moins fait cesser une grande partie des contacts sociaux ordinaires, que ce soit lors de funérailles ou à la taverne du coin. Les voyages ont été interrompus. Les écoles publiques étaient pour la plupart fermées, les cours se faisant en ligne, dans un pays où 15 millions d’écoliers vivent dans des foyers sans Wi-Fi. Les garderies ont été fermées. Les personnes âgées vivant dans des Ehpad ou des maisons de retraite ont été privées de visite, même de leurs plus proches parents, et de surcroît privées de contact entre elles.

Sauf dans les premières semaines, le confinement n’a pas entravé la capacité de la plupart des grandes entreprises à organiser leur activité économique et leur main-d’œuvre comme elles l’entendaient. Il n’a pas non plus affecté les activités spéculatives dans l’immobilier et sur les marchés boursiers. Au cours de l’année passée avec le Covid, la richesse des milliardaires du pays a augmenté de plus de mille milliards de dollars.

Le confinement a eu un coût humain terrible : les anciens ont vécu ou sont morts seuls, coupés de leur famille et de leurs amis ; les enfants ont été retardés non seulement dans leur développement scolaire, mais aussi dans leur développement social, leurs compétences parascolaires et peut-être, pour les plus jeunes, même dans le développement de leur système immunitaire ; les femmes ont été contraintes de quitter le marché du travail, pour ne pas laisser leurs jeunes enfants seuls ; d’autres femmes ont été forcées de devenir enseignantes, éducatrices et professionnelles de la saisie de données, tout cela à la fois, tout cela à la maison. Les travailleurs dans toutes les industries ont été confrontés au choix de ne plus aller travailler pour protéger leur vie, au risque de perdre leur emploi, ou de continuer à aller au travail, au risque de contracter le Covid, peut-être de perdre la vie ou de transmettre le virus à leur famille. La pauvreté a augmenté rapidement, tout comme le manque de nourriture. Et, du fait du confinement, la violence domestique et les meurtres ont augmenté.

Tout cela est dérisoire par rapport à ce que les populations d’un grand nombre de pays moins développés ont dû affronter dans un monde dominé par l’impérialisme. Au début de l’épidémie, des corps ont été empilés dans des camions frigorifiques sur les parkings de New York ; à Guayaquil, en Équateur, ils ont été empilés dans les rues, à l’air libre. Les États-Unis tardent à administrer à la population les deux vaccins autorisés ; les populations brésilienne et indienne se retrouvent avec des vaccins moins protecteurs et moins sûrs, tandis que certains pays africains n’ont aucune perspective de vaccination du fait de l’emprise des laboratoires pharmaceutiques sur les brevets.

Néanmoins, dans ce pays qu’on dit le plus riche du monde, le confinement a entraîné une catastrophe que sa population n’aurait pas pu imaginer un an auparavant.

Elle se déroule dans un contexte lourd de menaces liées aux idées superstitieuses et religieuses. Certains ont continué de nier la réalité même du Covid, d’autres n’ont pris aucune précaution, s’en remettant à Dieu qui déciderait qui serait infecté ou non, qui devrait vivre ou mourir. D’autres encore étaient prêts à croire que le virus avait été fabriqué dans un laboratoire chinois, transporté par hélicoptère et pulvérisé sur la population. Ces idées saugrenues ont fleuri sur les réseaux sociaux. Certaines ont été mises en avant par Trump ou par des gouverneurs républicains, ce qui constituait un moyen commode de se laver les mains de toute responsabilité dans la catastrophe. D’autres idées du même acabit ont été prêchées à la messe le dimanche. Mais, d’où qu’elles soient venues, ces idées réactionnaires ont pu trouver un écho du fait d’un manque de connaissances scientifiques dans les classes populaires, conséquence logique d’un manque persistant d’éducation de qualité pour le plus grand nombre.

Il faut ajouter que ces idées superstitieuses n’ont pas été sérieusement remises en cause par les autorités publiques de santé, dont les actions et les déclarations ont d’emblée créé de la confusion. Pour ne prendre qu’un exemple : fallait-il porter un masque ou non ? Au début, on nous a dit qu’il n’était pas nécessaire, au lieu de nous dire la vérité sur le fait qu’il n’y en avait tout simplement pas en stock. Puis, il fallait porter un masque pour se protéger. Ou était-ce pour protéger les autres ? Ou les deux ? Les consignes contradictoires se basaient moins sur les nouvelles données et avancées scientifiques que sur ce que les autorités scientifiques estimaient être ponctuellement le plus efficace pour persuader la population de faire ce qui était « pour son bien », à la manière méprisante et détestable des « experts ».

Et que dire des consignes du CDC qui exhortait la population à ne pas emmener les ­petits­-­enfants chez Mamie pour les fêtes de Thanksgiving, alors que des politiciens et d’autres responsables bien connus de la santé publique ainsi que des dirigeants de grandes entreprises ont rendu visite à leurs familles ! Trump s’est rendu à Mar-a-Lago en Floride avec toute sa coterie. Pire, les grandes entreprises ont continué de tourner au maximum de leur capacité, les ouvriers se trouvant au contact de bien plus de personnes qu’en famille, pendant plus longtemps, entassés les uns sur les autres. Mais non, c’était la visite chez Mamie qui était la chose à ne pas faire ! La population n’apprécie ni le « deux poids deux mesures » ni les insinuations selon lesquelles les réunions familiales seraient la cause de la crise sanitaire. Alors, il n’y a rien d’étonnant à ce que la population n’ait guère écouté les conseils des autorités de santé, même si en retour cela a pu avoir de graves conséquences pour elle.

La grande méfiance manifestée envers la santé publique et les autorités sanitaires ne peut pas être imputée aux seules théories du complot et aux réseaux sociaux. Les couches inférieures de la population ont longtemps servi de cobayes à l’expérimentation médicale. La sordide étude de Tuskegee[1] sur la syphilis est emblématique de telles pratiques, bien qu’elle n’en représente qu’une petite partie. Les prisonniers continuent de servir de cobayes pour les essais médicamenteux. Les femmes dont le suivi médical se faisait dans des cliniques publiques ont souvent été, sans qu’elles ne le sachent, des sujets d’essais sur l’efficacité et la sécurité de différentes méthodes de contraception, des produits pharmaceutiques aux petites interventions chirurgicales. Et alors que les entreprises pharmaceutiques, dans leur course aveugle au profit, ont été reconnues responsables des dommages causés par des médicaments présentés comme miraculeux tels que le DES[2] ou la Thalidomide[3], leur utilisation avait été approuvée par les autorités de santé publique. Le déploiement chaotique des vaccins n’a pas aidé à redorer le blason des institutions de santé.

La catastrophe liée au Covid-19 ne pouvait être sans répercussion sur les élections, ce qui n’a pas manqué, mais ce n’était rien par rapport au coût humain. Le nombre de personnes malades, le nombre de morts, les millions de personnes qui ont perdu leur emploi, l’effondrement brutal du niveau de vie, les dégâts physiques et psychologiques dus au confinement : c’était autant d’ingrédients explosifs déversés dans une marmite bouillonnante, prête à déborder. Trump y a ajouté un mélange toxique d’insultes misogynes, racistes et nativistes[4].

Par-delà la crise sanitaire, la crise économique

En 2020, les États-Unis ont connu leur pire contraction économique depuis le début des années 1930, c’est-à-dire depuis 90 ans. Le produit intérieur brut (PIB) américain a chuté de plus de 35 % entre mars et septembre. Dans les mois qui ont suivi, le PIB a connu une reprise partielle, mais à la fin de l’année le PIB était encore bien inférieur à son niveau de l’année précédente.

Cette situation économique désastreuse n’est pas seulement due à la pandémie et au confinement. Des secteurs clés de l’économie, comme le BTP ou l’industrie manufacturière, de même que plus généralement l’investissement dans les entreprises, étaient déjà en recul depuis un an avant que la pandémie ne frappe, et le reste de l’économie était sur le point de suivre le même chemin. En réalité, une récession potentiellement dévastatrice se dessinait déjà bien avant, indépendamment de la pandémie. Il a suffi de l’épidémie de coronavirus pour que cette économie déjà stagnante et en déclin s’effondre.

Avec la pandémie et le confinement, le chômage a explosé au printemps dernier. Le gouvernement américain a déclaré que le chômage avait atteint 15,6 % en avril, un record depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En réalité, le taux de chômage était bien plus élevé que cela. Le New York Times a souligné que le taux de chômage réel s’élevait à 27 % lorsqu’on prend en compte tous les chômeurs et tous ceux qui ont dû travailler à temps partiel alors qu’ils avaient besoin d’un emploi à plein temps. La seule fois où le chômage avait atteint un tel niveau, c’était pendant la Grande Dépression des années 1930. Mais il y a une différence : la perte d’emplois pendant la Grande Dépression avait été plus progressive, s’étalant sur une période de près de trois ans entre 1929 et 1932, alors qu’en 2020 elle s’est faite en quelques jours, quelques semaines.

Malgré tous les discours sur la reprise, à la fin de l’année, le chômage oscillait encore autour de 20 %, si l’on tient compte de toutes les catégories. Ce niveau de chômage est un produit du fonctionnement normal du capitalisme arrivé à son stade sénile.

D’abord, comme dans d’autres crises, les vagues de chômage ont été alimentées par une concentration de plus en plus importante. Les grandes entreprises sont devenues encore plus grandes, tandis que des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises ont fait faillite dans des secteurs comme la distribution, l’hôtellerie, l’énergie et même la santé, qui a licencié du personnel.

Ensuite, les grandes entreprises ayant pignon sur rue ont profité de la crise pour réduire le « coût du travail » par des plans dits de restructuration. La société Berkshire Hathaway par exemple, propriété du multimilliardaire Warren Buffet, a engrangé un bénéfice de 56 milliards de dollars au cours des six premiers mois de la pandémie, alors même qu’une de ses filiales a licencié plus de 13 300 travailleurs. Même les grands laboratoires pharmaceutiques, dont Eli Lilly, Pfizer, Bristol-Myers Squibb et Johnson & Johnson, qui s’attendent à faire un tabac grâce à la pandémie, ont tous annoncé des plans de licenciements. Bien sûr, les entreprises qui ont perdu de l’argent en plein milieu de la crise, comme Disney, Boeing ou Exxon, s’en sont servi comme prétexte pour supprimer des emplois malgré les profits extraordinaires accumulés par le passé. Bien qu’elles soient mieux placées pour surmonter la crise, les plus grosses entreprises ont en fait licencié pendant cette période une plus grande partie de leur main-d’œuvre que les plus petites entreprises.

Enfin, les gouvernements des différents États et les collectivités locales ont profité de la crise pour réduire leurs effectifs et pour se restructurer eux aussi, comme ils l’ont fait lors de toutes les autres crises. Plus de 2,3 millions d’emplois du secteur public ont été supprimés l’année dernière, dont plus de la moitié dans l’éducation.

Ces licenciements massifs constituent un aspect de la guerre de classe menée contre l’ensemble de la classe ouvrière, employés et chômeurs inclus. Les capitalistes profitent du désarroi des chômeurs pour les obliger à accepter un emploi moins bien payé pour un travail plus important. Et ils profitent de la crise pour obliger ceux qui ont un emploi à faire plus de sacrifices pour le conserver.

Les mesures d’aide adoptées par le Congrès, censées amortir la perte de revenu des ménages pendant la pandémie et le confinement, ont montré la fragilité du prétendu filet de sécurité censé protéger les travailleurs en temps ordinaire. Très peu de chômeurs en bénéficient encore, et les allocations sont très faibles. De plus, le chaos et les difficultés auxquels des dizaines de millions de travailleurs ont été confrontés en essayant d’accéder à ces allocations montrent à quel point c’est le système tout entier qui s’est dégradé depuis des décennies.

Le Congrès a accordé ces allocations supplémentaires de manière provisoire et intermittente. À la base, elles devaient durer seulement quatre mois, d’avril à juillet, donc prendre fin bien avant que la crise soit passée. Puis, en décembre, de nouvelles mesures étaient votées pour une durée encore plus courte et avec des montants plus faibles. Ces interruptions ont permis au gouvernement fédéral de contenir les coûts. Pour les entreprises, c’était une aubaine de plus leur permettant de tirer parti d’une main-d’œuvre privée de revenus ou presque.

Par conséquent, la faim a explosé pendant la deuxième partie de l’année, le nombre de personnes touchées augmentant de 50 %, pour atteindre 54 millions, selon l’ONG Feeding America (Nourrir l’Amérique). En d’autres termes, une personne sur cinq n’a pas assez à manger dans le pays, ce qui représente plus que la population d’un pays comme l’Espagne. Des dizaines de millions de travailleurs en sont réduits à compter sur les banques alimentaires et les organisations caritatives pour ne pas mourir de faim.

En ce qui concerne le logement, un locataire sur six dans le pays est en retard sur ses paiements, selon le Bureau de recensement américain. Ainsi, des dizaines de millions de personnes risquent l’expulsion ou la saisie de leur logement quand les trêves accordées par le gouvernement prendront fin.

Dans ce pays le plus puissant du monde, qui a entre ses mains toutes les technologies de pointe et où les richesses abondent, le capitalisme ne peut garantir même le strict minimum à une partie de plus en plus importante de la population.

En revanche, pour les grandes entreprises et les secteurs les plus riches de la société, les aides du gouvernement fédéral se sont faites à guichet ouvert, de manière pratiquement illimitée. Sur les 4 000 milliards de dollars d’aide votés par le Congrès en mars 2020 dans quatre projets de loi distincts, les quatre cinquièmes ont été alloués aux plus grandes entreprises et aux couches les plus riches de la société, selon une étude réalisée par le Washington Post (5 octobre 2020). L’an dernier, les 43 000 personnes les plus riches du pays ont bénéficié d’allégements fiscaux d’une valeur moyenne de 1,6 million de dollars chacune ! Les allégements de cotisations et d’impôts pour les entreprises ont équivalu à ce que les employeurs ont dépensé en allocations chômage supplémentaires pour des dizaines de millions de travailleurs.

En outre, la Réserve fédérale (la banque centrale des États-Unis, surnommée la Fed) a tout de suite ouvert les vannes en grand pour inonder le marché, achetant, entre mars et juin 2020, pour 1 600 milliards de dollars de bons du Trésor américain et 700 milliards de créances hypothécaires, faisant savoir aux marchés qu’il n’y avait pas vraiment de limite aux milliers de milliards que la Fed serait prête à verser sur les marchés.

Cette aide ne fut versée ni pour produire ni pour investir, mais pour permettre aux entreprises de payer les intérêts de leurs dettes croissantes et d’assurer de bons rendements à leurs principaux actionnaires. Alors que les confinements débutaient et que le chômage montait en flèche à des niveaux jamais vus depuis la Grande Dépression, les profits de Wall Street ont augmenté de 82 % au premier semestre 2020 par rapport à 2019. Entre mars et juillet 2020, la fortune totale des milliardaires des États-Unis bondit de 700 milliards de dollars, tandis que le nombre de décès dus au Covid continuait de grimper et que des millions de travailleurs étaient durement frappés par la crise. En 2020, Jeff Bezos (le PDG d’Amazon), déjà milliardaire, a vu sa fortune s’accroître de plus de 74 milliards de dollars et Elon Musk (le PDG de Tesla) a vu la sienne gonfler de 76 milliards.

Mais de tels cadeaux à la classe capitaliste ont un prix. Les gigantesques opérations financières au profit de quelques-uns aspirent de plus en plus les richesses produites par la classe ouvrière, que ce soit par le biais de taux d’intérêt plus élevés sur les dettes, par plus de dividendes ou par des rémunérations plus élevées pour les principaux dirigeants des entreprises. Il y a donc moins d’argent pour les salaires et les aides sociales, moins d’argent pour l’investissement productif. Les efforts des capitalistes pour réaliser des profits et s’enrichir toujours plus sont un fardeau qui pèse sur l’économie, réduisant la consommation et aggravant la crise sous-jacente.

En offrant aux capitalistes et à leurs entreprises des garanties contre les grosses pertes, la Réserve fédérale ne fait que les encourager à en faire encore plus. Cela pourrait entraîner une croissance des dettes et de la spéculation, des bulles financières de plus en plus grandes qui éclateront un jour, ouvrant le chemin à des catastrophes de plus grande ampleur encore.

Le démagogue de la Maison-Blanche et l’extrême droite

Dans les jours qui ont suivi l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021, Donald Trump est apparu comme un paria. L’heure était à l’hypocrisie. De nombreuses organisations patronales lui ont adressé des reproches, de la Business Roundtable[5] à la National Association of Manufacturers en passant par la National Chamber of Commerce et la National Retail Federation. Les patrons de telle ou telle entreprise n’étaient pas en reste. La PGA, l’association des golfeurs professionnels, a refusé d’organiser son tournoi sur l’une des propriétés de Trump. Shopify a supprimé les vêtements de la marque Trump vendus sur son site Web. Trump a été définitivement banni de Twitter, Facebook et YouTube. Des banques et des sociétés de courtage ont menacé de supprimer le financement non seulement de Trump mais aussi des 138 représentants et sénateurs républicains qui ont accordé foi à l’affirmation absurde de Trump qu’il avait gagné l’élection haut la main. Même la Deutsche Bank, la dernière grande banque qui continuait à offrir des prêts aux entreprises de Trump, a annoncé qu’elle jetait l’éponge. Et les leaders républicains tant de la Chambre des représentants que du Sénat ont annoncé qu’ils étaient prêts à rompre avec Trump. Le leader de la minorité au Sénat, Mitch McConnell, a déclaré : « La foule a été abreuvée de mensonges. Le président les a encouragés. » Le leader de la minorité à la Chambre, Kevin McCarthy, a dit que Trump était responsable de l’invasion par la foule et a fait comprendre que Trump devait, d’une manière ou d’une autre, répondre de ses actions.

Que ce démagogue ait pu suggérer ouvertement à ses supporters d’aller au Capitole pour renverser par la force les résultats d’une élection qu’il avait perdue, est-ce vraiment surprenant ?

Ce que Trump a fait le 6 janvier est cohérent avec son comportement pendant qu’il était à la Maison-Blanche. Pendant quatre ans, il a courtisé et renforcé l’extrême droite, il s’est érigé en porte-voix de sa vision du monde. Il a été tantôt le « macho man » de service, clamant que sa célébrité lui donnait accès au corps de n’importe quelle femme de son choix ; un raciste digne des gouverneurs « populistes » du Sud des années 1950, qui soutenaient que les dirigeants du Ku Klux Klan étaient parmi des citoyens modèles de leurs États ; un patriotard fanfaron, cherchant à séduire les nativistes avec son slogan « Les États-Unis d’abord », et surtout avec des actions brutales, comme la séparation des enfants migrants de leurs parents ; et enfin un autodidacte égocentrique qui utilise le jeu politique pour accroître sa propre fortune.

Trump n’a jamais caché qui il était. Bien avant d’annoncer en 2015 qu’il se présentait aux élections présidentielles, il avait décroché le titre de raciste invétéré. En 2011, il fut l’instigateur d’une campagne pour faire annuler la présidence du premier président afro-américain de la nation, sous prétexte qu’il était un étranger, né au Kenya et donc inéligible, flattant les idées des suprémacistes blancs, pour lesquels un Noir comme président de « leur » pays était inacceptable. Deux décennies auparavant, Trump avait financé et rendu visible une campagne publique virulente pour faire condamner cinq adolescents noirs ou latinos accusés à tort d’avoir violé une joggeuse blanche dans Central Park. Aucun symbole, aucun sous-entendu n’était trop grossier pour les panneaux d’affichage ou les pages entières de publicité qu’il s’est achetées dans le New York Times ou d’autres journaux, véhiculant l’idée que les cinq adolescents étaient des monstres enragés dont le but était de violer toute femme blanche qui croisait leur chemin. Il réclamait haut et fort leur exécution. Pas plus tard qu’en 2020, bien après l’annulation du jugement, il a appelé les autorités fédérales à leur faire un procès pour « crime de haine ».

Quelques jours à peine après l’annonce de sa candidature aux élections de 2016, il qualifiait les Mexicains de violeurs et de dealers, les musulmans de terroristes. Le mur qu’il s’était engagé à construire à la frontière avec le Mexique est devenu la matérialisation de son slogan de campagne, « Make America Great Again » (Rendre sa grandeur aux États-Unis) ou MAGA, ce qui signifie, dans sa conception raciste du monde, interdire d’entrée les hordes basanées prêtes à envahir les États-Unis des WASP (White Anglo-Saxon Protestants : les Blancs anglo-saxons protestants).

Pendant quatre ans, il a rempli son compte Twitter de commentaires méprisants, notamment envers des femmes. Contre les femmes qui l’ont accusé d’abus sexuels, sa défense a été d’affirmer qu’elles étaient trop moches pour ça.

Pendant quatre ans, il a martelé ce qu’on appelle le droit constitutionnel de porter les armes. Après la mort, dans un lycée de Parkland en Floride, de 17 personnes tuées par un jeune muni d’une arme de type militaire, des survivants ont monté une campagne pour restreindre l’utilisation de ce type d’armes. Trump a retransmis des tweets qui dénonçaient ces étudiants comme des comédiens. Lorsque des membres de milices portant des fusils automatiques ont manifesté au centre de la capitale du Michigan contre les restrictions Covid, il a tweeté : « Libérez le Michigan. » Lorsqu’il s’est avéré que certains de ces miliciens avaient préparé un complot en vue de kidnapper et peut-être même d’assassiner la gouverneure démocrate du Michigan, le tweet de Trump fut : « Whitmer veut imposer sa dictature,… le peuple ne la supporte pas. »

Son ministère de la Justice a annoncé en juillet 2020 qu’il reprenait les exécutions fédérales. Il n’y en avait pas eu depuis 17 ans. Mais, afin de montrer combien Trump était intraitable, son gouvernement a planifié dix exécutions sur une période de quatre mois. Parmi les personnes exécutées, 35 % étaient des Noirs, environ trois fois la proportion des Noirs dans la population.

Lors des manifestations de cet été contre le meurtre de George Floyd, son procureur général a lancé des forces militaires lourdement armées pour interrompre une manifestation parfaitement légale, afin que Trump puisse prendre la pose avec une Bible. En août 2020, lorsqu’un suprémaciste blanc de 17 ans a tué deux manifestants à Kenosha dans le Wisconsin, avec un fusil rapporté depuis l’Illinois, Trump lui a apporté son soutien, estimant qu’il ne faisait que se défendre, alors que le milicien avait parcouru 25 kilomètres depuis chez lui pour venir, armé de son fusil, s’en prendre aux manifestants. Pendant le débat présidentiel avec Biden en octobre 2020, Trump a appelé les Proud Boys, une milice misogyne et nativiste, « à se tenir prêts et l’arme au pied »  (Stand back and stand by). Dès août 2017, Trump avait tendu la main aux « gens très bien » regroupés à Charlottesville, en Virginie, dans le mouvement Unite the Right (Unir la droite), composé de néo-nazis, de suprémacistes blancs, de nationalistes chrétiens et de miliciens en armes.

Le 6 janvier, Trump a appelé ces mêmes « gens très bien » à la violence, sur la base d’affirmations fallacieuses et complotistes, totalement détachées de la réalité. Mais que Trump induise ses supporters en erreur ne date pas d’hier. Pendant quasiment un an, il a anticipé qu’il allait perdre l’élection. Il a demandé aux officiels républicains de « purger » les listes électorales dans les grandes villes où les électeurs noirs étaient majoritaires. Il a appelé ses supporters à bourrer les urnes de faux bulletins dans certains bureaux de vote (c’est-à-dire dans les quartiers noirs) pour, selon lui bien sûr, compenser les faux bulletins utilisés par ses opposants. Il a appelé ses supporters à faire irruption dans les bureaux de vote suspects (c’est-à-dire à prédominance noire) pour prévenir les fraudes. Il a appelé le républicain responsable officiel des élections en Géorgie à trouver exactement le nombre de votes qui lui manquaient pour remporter l’élection dans cet État.

Les actions de Trump le 6 janvier étaient l’aboutissement logique des quatre années de sa présidence.

Mais les événements du 6 janvier n’étaient pas simplement, ni d’ailleurs fondamentalement, liés à Trump, à son ego ou à son aura. L’invasion du Capitole le 6 janvier est un indicateur de l’époque dans laquelle nous vivons, une période instable, marquée par une très grave crise économique. Il s’agit d’une période pendant laquelle un démagogue tel que Trump peut recruter des fidèles en masse, en dénigrant et en attaquant la vie politique traditionnelle, en exprimant crûment ce que d’autres politiciens expriment plus correctement ou ne font que laisser entendre. La politique de Trump fut à 99 % la même que celle des autres politiciens républicains, voire que celle de la plupart des politiques démocrates. La marque de Trump, c’était sa conscience que la voie de sa réussite personnelle devait passer par l’extrême droite. Trump n’a pas créé l’extrême droite. Il a juste compris, ou peut-être découvert par hasard, comment en tirer profit.

Nous ne devons pas surestimer la force de cette extrême droite, malgré sa « réussite » le 6 janvier. Il ne s’agissait pas d’une insurrection, l’action n’a pas résulté d’un soulèvement populaire. Sans projet clair ni coordination, ses participants n’ont pu ou su faire autre chose, une fois à l’intérieur du Capitole, que subtiliser quelques souvenirs. Ce n’était pas un coup d’État. Malgré la présence de milices, de quelques policiers, d’anciens militaires et même de quelques gardes nationaux au sein de la foule des envahisseurs, il n’a jamais été question de forces armées qui s’engageaient dans le renversement d’un gouvernement civil. S’il nous est nécessaire de préciser ainsi ce que le 6 janvier n’a pas été, c’est parce que de nombreuses personnes se sont emparées de ces termes pour expliquer l’événement. Mais c’était ne pas tenir compte du fait que la réussite de l’invasion du Capitole par la foule tenait plus d’une décision prise par la police, et derrière elle par les dirigeants des deux grands partis politiques, de ne pas affronter cette manifestation de soutien à Trump, que de la puissance d’une foule organisée.

Mais nous ne devons pas non plus sous-estimer les opportunités que la situation actuelle offre au développement de cette extrême droite. Les suprémacistes blancs, les chrétiens nationalistes et les xénophobes partisans du droit du sang ont toujours existé dans ce pays, à une échelle plus ou moins grande, en fonction des besoins de la classe dominante. Même quand ils assassinaient, comme à Oklahoma City ou au lycée de Colombine, ils étaient minoritaires. Cela a été vrai pour près d’un demi-siècle. Ils restent marginaux aujourd’hui, mais on leur prête bien plus d’attention. Il est en tout cas trop tôt pour dire si le succès de la foule du 6 janvier a marqué un bond en avant de l’extrême droite.

Même avec l’imagination la plus débordante, on ne peut pas considérer que les 74 millions d’électeurs de Trump sont d’extrême droite. Certains, parmi ces 74 millions, sont des gens d’accord avec les conceptions réactionnaires de l’extrême droite, des gens dont le racisme les amènerait à justifier le meurtre de George Floyd, des gens qui méprisent les Juifs et les musulmans, des gens qui applaudissent Trump quand il sépare les enfants de leurs parents migrants à la frontière. Parmi les électeurs de Trump, il y a ces électeurs des classes riches qui, très majoritairement, votent républicain et ceux des couches « cultivées », qui ont encore voté pour lui, avec une majorité moindre.

Mais il y a encore tous les autres. Et, parmi eux, un grand nombre sont désespérés par l’effondrement de la société capitaliste, même s’ils ne sont pas conscients que le capitalisme est la source de leur désespoir. Certains d’entre eux sont des petits fermiers ayant perdu leur terre, d’autres des petits commerçants tout juste capables de survivre, même avant le confinement. Beaucoup sont des travailleurs, employés par exemple dans des zones rurales, dans de petits ateliers, avec peu de collègues, des gens qui doivent travailler pour survivre, mais dans un tel isolement que les possibilités d’organiser des actions collectives sont maigres. Beaucoup parmi eux vivent dans des zones où la seule usine de la région a été mise à l’arrêt. Ce qui les unit, c’est le désespoir et la colère contre l’establishment qui a créé la situation, le « marécage » que Trump a promis d’assécher.

Trump a su reconnaître ce désespoir. Il n’a rien fait pour l’alléger. Mais il n’a eu de cesse de le reconnaître. Ni les autres républicains ni le Parti démocrate n’en ont fait autant. C’est ce qui a permis à Trump non seulement de garder sa base électorale de 2016, mais aussi de l’accroître et de l’élargir. Il a touché seulement une minorité d’électeurs mexicano-américains et portoricains, mais cette fois-ci une minorité sensiblement plus grande. Il faut noter qu’il a un peu mordu dans l’électorat noir, soutien d’habitude solide des démocrates.

Ce qui rend la situation potentiellement dangereuse est que Trump, ou quelqu’un comme lui, voire plus efficace que lui, pourrait orienter le désespoir ambiant contre telle ou telle fraction de la population laborieuse. Il est évident que les antagonismes raciaux, ethniques et religieux qu’il alimente vont dans cette direction. Le danger n’est pas moindre parce qu’il a été « exilé » à Mar-a-Lago et est devenu persona non grata (d’ailleurs pour combien de temps ? Beaucoup des anathèmes anti-Trump lancés juste après le 6 janvier semblaient presque oubliés fin janvier).

Dans une situation où la classe ouvrière n’a pas commencé à agir ni à offrir de perspectives aux autres parties de la population laborieuse, les antagonismes entretenus par un démagogue comme Trump peuvent jouer un rôle considérable, d’autant plus qu’ils seront enveloppés dans un emballage populiste opposant, au moins en paroles, tous ces « Américains qui travaillent dur » à l’« élite privilégiée ».

Et maintenant ?

En juin dernier, une gigantesque explosion d’indignation a éclaté suite au meurtre de George Floyd par la police. C’est parti localement d’un éclat de colère sans précédent à la suite du meurtre lui-même, avant de prendre la forme de plus larges manifestations rassemblant des revendications de partout. George Floyd, suivi de près par Breonna Taylor, est devenu le symbole de tous ceux qui avaient été tués par des flics, le mot d’ordre « Say their name » (« Prononcez leur nom ») devenant par là même un moyen de faire connaître tant d’autres meurtres. La protestation s’est diffusée à travers le pays, des grandes villes aux petites, jusqu’aux villages ruraux, y compris ceux où Trump avait sa base. Elle a touché toutes les couches de la population : Noirs, Blancs, et tous ceux qui sont regroupés en vrac sous l’appellation globale de Latinos ; toutes les générations, en particulier les jeunes. Cette protestation a surgi des églises, des quartiers et des écoles, même fermées. Elle a déverrouillé le confinement.

Certains y ont vu le plus gros mouvement social de tous les temps. C’était sans doute vrai du point de vue du nombre de manifestants, et de sa vitesse d’expansion. Le mouvement a donné tort à ceux qui prétendent que « rien n’arrivera » parce que rien n’est jamais arrivé. Il a montré que la société américaine, avec toutes ses maladies, est grosse d’explosions.

Mais le mouvement n’a pas tardé à reculer, même s’il en reste quelques traces vivantes dans la mémoire collective. En fait, ce mouvement a été mené dans une impasse par la focalisation sur une réforme du comportement de la police, par l’objectif affiché de la mettre au pas en la privant de financement, voire en la supprimant. Mais c’était ignorer son rôle fondamental. La fonction de la police et, au-delà, des forces armées est de protéger la classe capitaliste qui vit de l’exploitation des travailleurs, ce qui inclut l’exploitation impitoyable des travailleurs noirs. La police ne sera pas « privée de financement », la police ne sera pas supprimée, à moins que la population ne prenne conscience qu’elle doit en finir avec la classe que défend la police.

Une telle compréhension n’est pas automatique, elle ne peut jaillir juste de l’expérience, même pas d’une expérience chèrement payée. Il faut des militants qui proposent cet objectif. Cela suppose l’existence d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière, d’un parti communiste (ou au moins de son embryon) capable de se lier avec la population. Et ce parti reste à construire.

Nous sommes en train de traverser une période comme nous n’en avons jamais connu, ni individuellement ni en tant qu’organisation. Les événements s’accélèrent. L’effondrement de l’économie réelle rend la vie insupportable pour une grande partie de la population. La structure politique se délite. Où cela mènera ne dépend pas de nous, cela dépend de la classe ouvrière. Se mobilisera-t-elle, et quand, pour défendre ses intérêts ? C’est toute la question.

Ce qui dépend de nous, en revanche, c’est que nous ne baissions pas les bras, et d’abord que nous ayons confiance dans notre programme et notre histoire.

Dès le début de l’organisation The Spark, nous avons fait des choix. Ces choix ne semblaient pas évidents. Personne d’autre dans ce pays et très peu de militants dans le reste du monde les ont faits. Mais nous avions des liens avec les militants qui avaient créé l’organisation qui est devenue Lutte ouvrière. Ils avaient choisi de militer pour construire une organisation trotskyste dans la classe ouvrière, une organisation communiste révolutionnaire. Et nous avons fait ce même choix.

Nous avons réaffirmé ce choix à des moments critiques, alors que d’autres groupes optaient pour d’autres orientations. Certains ont choisi de donner la priorité à l’activité syndicale, ce qui se réduit souvent à courtiser des opposants dans les syndicats. D’autres encore ont cherché à unir la gauche sur la base du plus petit possible dénominateur commun, « afin d’avoir les forces pour faire face ». D’autres encore ont gravité autour de la petite bourgeoisie intellectuelle, qui semblait plus réceptive, ou autour des mouvements qui en émanaient.

Pour notre part, nous avons choisi de militer dans la classe ouvrière, ou tout au moins dans celle que nous avions face à nous, à notre petite échelle. Nous avons choisi d’y défendre nos idées et notre programme, ce programme trotskyste qui est le marxisme-léninisme de notre époque. L’éditorial de nos bulletins symbolise ce combat aujourd’hui.

Nous avons maintenu nos liens internationaux, car la classe ouvrière est une classe internationale, et nous avons vu bien des organisations se réclamant du communisme dériver vers le nationalisme quand elles ont prétendu se passer de tels liens.

La période qui s’ouvre sera presque à coup sûr plus difficile que celles que nous avons connues et elle pourrait désorienter. Mais notre choix est simple : continuer à travailler à la construction d’une organisation au sein de la classe ouvrière, maintenir vivante notre base politique, rester fidèles au communisme révolutionnaire.

31 janvier 2021

 

[1]     L’étude de Tuskegee sur la syphilis a été menée par le service de santé publique aux États-Unis entre 1932 et 1972 pour observer l’évolution de la syphilis lorsqu’elle n’est pas traitée. Cette expérience a été réalisée sans en informer les sujets, qui étaient des Noirs pauvres, sous couvert d’une prise en charge médicale par le gouvernement américain.

 

[2]     Le diéthylstilbestrol, commercialisé en France sous le nom de Distilbène et prescrit pour réduire les menaces de fausse couche ou d’accouchement prématuré, provoquait des malformations génitales, augmentait les risques de développer un cancer ainsi que les cas de stérilité chez le fœtus. Il n’est plus prescrit chez la femme enceinte depuis 1983.

 

[3]     La Thalidomide était un médicament utilisé pendant les années 1950-1960 comme sédatif et antinauséeux pour les femmes enceintes. Il provoquait de graves malformations congénitales chez le fœtus.

 

[4]     Le nativisme est un courant politique d’extrême droite, très présent aux USA et en Australie, s’opposant à toute nouvelle immigration et à l’acquisition de droits politiques pour les immigrants. En France, ce courant est représenté par les tenants du droit du sang, dont l’application sous le régime de Vichy a mené à des déchéances de nationalité.

 

[5]     La Business Roundtable (BRT) est une association à but non lucratif basée à Washington, D.C. Ses membres, tous des PDG, sont à la tête des plus importantes entreprises des États-Unis.

 

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