Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - L'Europe centrale et balkanique01/12/19931993Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1993/12/3.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Article du mensuel

Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - L'Europe centrale et balkanique

La décomposition de ce qui fut la Yougoslavie a franchi cette année une étape de plus avec l'éclatement de la Bosnie-Herzégovine. Cet éclatement en trois mini-républiques, serbe, croate et musulmane, aux contours définis par la fortune des armes, est désormais officialisé par la diplomatie internationale. Les grandes puissances qui avaient patronné l'enterrement de la Yougoslavie ont d'abord poussé à la création d'un État "indépendant" de Bosnie-Herzégovine sans demander l'avis de la population, avant de finir par livrer cette république mort-née aux chefs des bandes armées. Cette "solution" ne mettra nullement fin à la guerre et aux destructions, ni aux "nettoyages ethniques", ni à l'effondrement catastrophique de l'économie partout, y compris dans les régions de l'ex-Yougoslavie non affectées - ou pas encore - par les affrontements armés.

Rappelons qu'à l'origine, la poussée des nationalismes rivaux n'est pas venue, dans la majorité des cas, de la population elle-même. Elle est venue d'en haut, distillée ou imposée par la violence, utilisée dans un premier temps par les dirigeants des républiques pour justifier leur mainmise sur des morceaux de l'ancien État fédéral (même si ce nationalisme venu d'en haut a trouvé un écho mais bien plus faible qu'on ne l'a dit, ici, dans des ressentiments justifiés par l'attitude oppressive de l'ancien appareil fédéral, là, dans des préjugés plus ou moins répandus dans la population). L'éclatement de l'appareil d'État fédéral et la politique d'exclusion dans les nouveaux États nationaux serbe, croate, etc., à l'égard de leurs minorités ont favorisé l'apparition et la multiplication de chefs régionaux ou locaux qui se sont imposés par la force à leurs propres nationaux et se sont servi d'une démagogie nationaliste forcenée pour justifier leur existence et chasser ou massacrer les ethnies minoritaires sur leur territoire.

Rappelons que si nous sommes pour le droit de chaque peuple à disposer de lui-même, nous refusons toute complaisance à l'égard des dirigeants nationalistes réactionnaires, même s'ils prétendent s'appuyer précisément sur ce droit. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'est pas une abstraction indépendante des classes, pas plus que la "démocratie". Sous la conduite des forces politiques réactionnaires de la bourgeoisie, le premier sert de justification à la barbarie chauvine en Yougoslavie et la seconde, à imposer à la classe ouvrière, partout dans les pays de l'Est, la dictature sociale d'une classe de nouveaux riches.

Les révolutionnaires, s'ils doivent intégrer le sentiment national dans leur lutte, ne doivent en aucun cas s'aligner idéologiquement ou matériellement sur les forces bourgeoises et leur politique au nom de ce sentiment, même s'il est majoritaire au sein des masses, ce qui n'est pas le cas ici.

Seul le prolétariat pourrait, en reprenant le chemin de la lutte de classe pour l'émancipation de la société du joug du capital, donner un autre sens aux revendications de libertés démocratiques dont les droits nationaux font partie.

La coupure de la Tchécoslovaquie en deux républiques distinctes, juridiquement consacrée depuis le 1er janvier 1993, est une autre illustration, pour l'instant plus pacifique, des conséquences néfastes de la même logique nationaliste. Il se peut qu'il existe dans le peuple slovaque, opprimé dans le passé par la monarchie semi-féodale hongroise puis par la démocratie impérialiste tchèque, une aspiration à décider de ses propres affaires. Mais tout laisse penser - par exemple une pétition demandant un référendum qui fut signée par deux millions et demi de personnes, des sondages, etc., - que même si cette aspiration existait, elle n'allait nullement à l'encontre du souhait de maintenir un État commun. Les dirigeants de Prague comme ceux de Bratislava ont pourtant choisi de séparer les deux États, en refusant de consulter leurs peuples respectifs : les premiers, poussés par la volonté de se débarrasser de la région la plus pauvre du pays afin de rejoindre plus facilement l'Europe "riche" de la CEE ; les seconds, pour être sans contrôle à la tête d'un tout petit État de 5 millions d'habitants plutôt que de partager le pouvoir dans un moins petit pays de 16 millions.

Par la force d'une logique nationaliste stupide, les deux morceaux de l'ancien État tchécoslovaque devenus distincts sont en passe de devenir antagoniques. La mise en place d'une nouvelle frontière, de douanes, de taxes protectionnistes, de monnaies différentes, a fait baisser de moitié en un an les échanges entre deux régions économiquement, humainement et culturellement interdépendantes. Les pressions des puissances impérialistes d'Europe occidentale - là, en l'occurrence celles de l'Allemagne - pour élever des obstacles devant les vagues de migrations économiques venues de l'Est, risquent même de transformer une ancienne limite administrative interne en frontière étanche séparant l'Europe pauvre de l'Europe "riche".

Dans un contexte de crise économique, d'appauvrissement général, de montée des idées réactionnaires, la démagogie nationaliste est devenue le pain quotidien non seulement des formations d'extrême droite, mais de la quasi-totalité du spectre politique, sociaux-démocrates et anciens staliniens compris. La caste politique de l'Europe centrale et balkanique ressemble de plus en plus à un asile de fous, où l'on brandit étendards défraîchis, "droits historiques", "passé millénaire", "pureté ethnique". La hargne surréaliste attisée en Grèce contre la Macédoine n'est qu'un exemple parmi d'autres. Mais dans cette Europe centrale et balkanique, avec ses peuples mélangés, ses minorités nombreuses, cette démagogie chauvine qui empoisonne déjà les relations entre les peuples même ailleurs que dans l'ex-Yougoslavie, menace dans plusieurs autres pays à fortes minorités - la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie - de créer un climat de pogromes. L'image des foules de réfugiés fuyant leurs villes ou villages d'origine n'est pas réservée à la seule Bosnie-Herzégovine. Pendant que l'Italie et la Grèce s'entourent de barbelés pour freiner l'immigration économique des Albanais, les autorités albanaises commencent à se protéger des réfugiés politiques albanais du Kosovo, fuyant l'état de siège imposé par la soldatesque serbe.

Les membres de la caste politique, qu'ils soient issus des anciens PC - la majorité - ou des milieux anciennement dissidents ou à l'écart de la vie politique, rivalisent dans la démagogie réactionnaire. Les mots et les symboles du communisme n'ont jamais été dans les ex-démocraties populaires que des mots creux et des symboles vides, mais c'est à qui renie le mieux les mots et piétine le plus les symboles. Les dictatures réactionnaires d'avant-guerre redeviennent des exemples et les dictateurs, des martyrs incompris. De Pilsudski en Pologne à Antonescu en Roumanie en passant par Horthy en Hongrie, on exhume les morts de leurs cendres, au figuré comme parfois au propre. Les monarchies du passé sont présentées comme des exemples de démocratie.

L'Église bénéficie partout d'égards particuliers. Sous prétexte de liberté religieuse, les milieux dirigeants favorisent la dictature morale, sociale des curés et assimilés. Pas un haut dignitaire qui ne tienne à s'afficher dans les églises rendues à leur fonction (comme les propriétés ecclésiastiques expropriées sont en train d'être rendues à leurs anciens propriétaires). Mais, à en juger par ce qui se passe en Pologne, cette Église trop poussée en avant et qui en fait trop, finit par être le meilleur facteur de propagande athée...

Ce que l'euphémisme des spécialistes appelle "le coût de la transition économique" se traduit par un véritable effondrement de la production industrielle. Entre 1990 et 1992, le recul de la production industrielle va de -28 % pour la Pologne à -45 % pour la Roumanie.

Contrairement aux mensonges répétés lors du tournant de 1989 par les milieux bourgeois libéraux, la disparition de l'ancien rideau de fer n'a pas abouti à la réunification des "deux Europe", mais à la dislocation des liens économiques antérieurs entre les pays de l'est de l'Europe, ex-URSS comprise. La production industrielle et agro-alimentaire de l'Europe centrale et balkanique, fragmentée en États de taille modeste ou dérisoire, ne peut pas se passer de la division internationale du travail. La dissolution de feu le COMECON, l'ancienne association économique plus ou moins planifiée des pays de l'Est, a porté un coup terrible aux entreprises et aux branches industrielles polonaises, tchèques ou hongroises qui produisaient pour l'ensemble de l'Europe orientale ainsi qu'à l'agriculture d'exportation bulgare, sans pour autant ouvrir des débouchés vers l'Occident.

Quelques années ont suffi pour détruire bien d'autres illusions, celles notamment sur un afflux de capitaux susceptible de moderniser l'économie de ces pays et de leur insuffler un dynamisme nouveau.

Même dans l'ex-RDA qui fait désormais partie de l'Allemagne réunifiée, la baisse du Produit Intérieur Brut est estimée à 38 % entre 1990 et 1992. Cette partie de l'ancien glacis soviétique est pourtant la seule à bénéficier du soutien de la plus grande puissance industrielle du continent européen.

Dans les autres pays de l'Est, malgré les facilités offertes aux investissements privés, les capitaux privés n'ont guère pris le relais des capitaux étatiques. Les chétifs capitaux autochtones vont en général vers les secteurs permettant un enrichissement rapide : certains services, des commerces orientés vers la clientèle des nouveaux riches, l'import-export, etc. Le grand capital étranger se porte vers quelques entreprises dont la production est rentable sur le marché international - notamment en raison des bas salaires - ou vers les secteurs garantissant une position de monopole. Mais même en Pologne où le processus de privatisation a été le plus poussé, si les trois quarts du commerce sont entre des mains privées, la proportion n'est que 25 % pour l'industrie. En fin 1992, dans ce qui était encore la Tchécoslovaquie, les entreprises industrielles de plus de 25 employés étaient encore composées d'entreprises d'État à raison de 95 %.

Malgré les inégalités sociales déjà importantes, malgré le niveau de vie très bas de la grande majorité de la classe ouvrière, les dictatures des démocraties populaires avaient néanmoins assuré une certaine sécurité d'emploi, l'assurance d'un minimum de protection sociale face à la maternité, la maladie, la vieillesse, et un enseignement bon marché sinon vraiment gratuit. Les subventions étatiques assuraient également une certaine stabilité pour les prix des produits indispensables à la population. Le développement rapide du chômage, la liquidation de la protection sociale constituent une aggravation des conditions d'existence de la classe ouvrière, particulièrement sensible dans les couches les plus vulnérables (retraités, travailleurs non qualifiés etc.).

L'enrichissement rapide d'une petite couche de nouveaux bourgeois, issue de la petite bourgeoisie antérieurement existante ou de la bureaucratie de l'ex-PC et de l'État, a pour contrepartie l'appauvrissement de l'ensemble de la classe ouvrière.

Le changement de régime des anciennes démocraties populaires a été partout mené d'en haut par des forces politiques représentant les couches privilégiées locales et en recherchant l'appui, sans toujours le trouver, de la bourgeoisie internationale. La classe ouvrière a accueilli cette évolution en ses débuts avec plus ou moins d'illusions, mais sans nulle part y jouer un rôle quelconque et surtout pas un rôle politique indépendant.

Faute de perspectives, faute d'organisation, désorientée par le fait que les dirigeants de l'ancien régime se revendiquaient du socialisme, la classe ouvrière n'a été par la suite nulle part en mesure de profiter des quelques libertés démocratiques consenties, pour se défendre et pour faire prévaloir ses intérêts.

Le bilan du changement de régime apparaît dans ces conditions d'autant plus défavorable pour la classe ouvrière qu'à la dégradation de ses conditions d'existence s'ajoute la morgue affichée des nouveaux riches. Les anciens de la nomenklatura qui en fournissent un gros contingent sont en général aux premiers rangs pour se poser en partisans du capitalisme sauvage. Leur retournement idéologique affiché (au lieu d'être discret comme précédemment) correspond à leur intérêt matériel. Mais cela fournit également à leur prépondérance sociale face à la classe ouvrière une légitimité renouvelée.

C'est ce désenchantement par rapport au changement de régime que traduit la défaite en Pologne des partis incarnant le changement de régime de 1989, face précisément à l'ex-parti stalinien et à son compagnon de route s'adressant à l'électorat paysan, le PSL. La Pologne était pourtant le seul pays de l'Est où les partis opposés à l'ex-PC alors à la tête du gouvernement avaient de longue date pignon sur rue, des leaders connus, une base sociale, des relais vers la classe ouvrière par l'intermédiaire du syndicat Solidarité. Le résultat des élections de septembre 1993 montre la profondeur du désenchantement, mais aussi ses limites politiques, dans la mesure où les votes de mécontentement se sont portés vers l'ex-PC qui, de surcroît, ne cache pas sa volonté de poursuivre la même politique, favorable au capital et hostile à la classe ouvrière, que ses prédécesseurs. Tout laisse prévoir une évolution similaire en Hongrie confrontée à une échéance électorale en 1994 et peut-être même, dans les Länder allemands correspondant à l'ancienne RDA.

Le désenchantement dépasse les limites de la classe ouvrière. Pour s'assurer des sources d'enrichissement rapide, avec la complicité de la caste politique, la bourgeoisie renaissante ne se contente pas d'abaisser le niveau de vie de la classe ouvrière. La privatisation de la terre elle-même, présentée pourtant avec force démagogie en direction de la paysannerie, est comprise par cette dernière dans la plupart des pays de l'Est concernés, comme une menace contre ses conditions d'existence. Et à juste raison. En Hongrie comme dans les Républiques tchèque et slovaque, la décollectivisation se heurte à la résistance de la majorité des paysans, nullement désireuse de remplacer la sécurité toute relative des coopératives par les hypothétiques avantages de l'exploitation individuelle produisant pour un marché en stagnation, voire en recul. L'opération de privatisation se double dans certains des pays de l'Est, d'un tour de passe-passe consistant non pas à attribuer aux paysans la terre des coopératives, mais à en priver les anciens paysans sans terre ou ouvriers agricoles au profit des descendants des anciens propriétaires.

Dans les pays de l'Est les moins développés - en Roumanie par exemple - les progrès de la privatisation de la terre, tout en abaissant la production agricole, permettent au moins à une partie des campagnes de vivre en autosubsistance. En Pologne en revanche, où la petite exploitation a toujours prédominé, dans l'ancienne Tchécoslovaquie ou en Hongrie où les nouveaux régimes cherchent à la généraliser, l'évolution capitaliste elle-même, la pression du marché mondial, sapent les bases de la petite exploitation, comme elles l'ont fait il y a trente ou cinquante ans en France. A ceci près que les dirigeants de ces États n'ont pas les mêmes moyens de "protéger l'agriculture", c'est-à-dire les paysans aisés, et que les paysans chassés des campagnes n'ont pas les mêmes possibilités de trouver du travail dans les villes.

Les illusions dissipées, la base sociale des régimes des pays de l'Est est inévitablement appelée à se restreindre. Voilà pourquoi leurs dirigeants politiques cherchent des expédients dans la démagogie réactionnaire, cléricale ou chauvine ; voilà pourquoi ils cherchent des "ennemis héréditaires" à l'intérieur ou à l'extérieur de leurs frontières ; voilà pourquoi leur évolution ne va nullement dans le sens d'une consolidation de la démocratie mais au contraire, vers des régimes plus ou moins autoritaires.

Cette évolution, dans le contexte de stagnation économique mondiale, menace de faire de l'Europe centrale et balkanique, comme aux lendemains de la Première Guerre mondiale, un champ d'expérimentation pour des régimes réactionnaires pouvant servir de modèles à l'ensemble du continent.

23 octobre 1993

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