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Dans le monde
Turquie : Le succès électoral de l'AKP.
Les élections législatives du 22 juillet en Turquie ont été une victoire écrasante pour le Premier ministre sortant, Recep Tayyip Erdogan, et son parti l'AKP, le Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkinma Partisi).
L'AKP est présenté le plus souvent comme un parti " islamiste modéré ". Cependant les raisons de sa victoire ne sont pas à rechercher dans une flambée religieuse qui traverserait la société turque. Les dirigeants de l'AKP se sont eux-mêmes séparés d'un parti islamiste plus radical, le Refah, pour mieux s'intégrer au jeu politique. Ils affirment ne pas vouloir remettre en cause les institutions de la Turquie et leur caractère laïque. En fait d'islamisme, ils se contentent par exemple de se montrer en public avec leur épouse voilée, afin d'afficher un attachement à la religion et aux traditions, bien utile pour capter les voix de l'électorat conservateur des campagnes.
Les succès d'un " islamisme modéré ".
En fait, le premier succès de l'AKP, aux élections législatives de 2002 où il avait recueilli 34 % des voix, était surtout dû au discrédit des autres partis, compromis dans des scandales et des crises financières à répétition. Face à ceux-ci, les dirigeants de l'AKP ont réussi à apparaître comme des hommes nouveaux et capables, notamment dans la gestion des municipalités qu'ils avaient précédemment conquises.
Depuis 2002, la gestion du pays par le gouvernement de l'AKP est apparue comme un relatif succès, au moins comparée au bilan catastrophique de ses prédécesseurs. L'inflation, qui depuis des années se maintenait au rythme annuel de 100 %, est maintenant autour de 20 %. Le pays n'a plus connu de crises financières. Au niveau local, les responsables de l'AKP apparaissent moins corrompus et plus soucieux d'apporter à la population quelques améliorations concrètes.
D'autre part le gouvernement Erdogan a engagé quelques réformes politiques en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Il s'est montré réservé face aux velléités des dirigeants de l'armée de se lancer dans une aventure militaire contre les Kurdes en Irak, et face à leur jusqu'au-boutisme dans la question de Chypre. Tout cela lui a valu le soutien de la majorité du grand patronat qui, désireux que la Turquie s'intègre à l'Union européenne, voit dans les proclamations nationalistes de l'armée des rodomontades inutiles et coûteuses risquant de rendre cette adhésion plus problématique.
En quatre ans et demi de gouvernement, Erdogan n'a donc pas vu son crédit diminuer, au contraire puisque cette fois l'AKP a recueilli 46,5 % des voix. Son électorat est d'abord l'électorat populaire des campagnes et des villes petites et moyennes, où l'AKP arrive parfois jusqu'à 60 % ou 70 % des voix. Cet électorat est en partie un électorat conservateur conquis sur les autres partis de droite discrédités. Mais il est surtout sensible à l'impression de stabilité, voire de progrès économique, et à l'image de gestionnaires relativement honnêtes qu'ont acquise les élus de l'AKP. Et cela est aussi vrai, quoique dans une moindre mesure, d'une partie de l'électorat ouvrier des grandes villes comme Istanbul ou Ankara qui a voté AKP.
Une alternative peu crédible.
Ainsi dans ces élections turques, c'est un parti bourgeois, conservateur et même réactionnaire qui est apparu comme le plus susceptible d'apporter quelque amélioration à la situation et de normaliser le fonctionnement du pays pour le mener à cette adhésion à l'Union européenne que la majorité de la population souhaite, y voyant avec quelque illusion la promesse d'un progrès économique et social.
Mais cela, l'AKP le doit en grande partie au bilan catastrophique de ses adversaires, à commencer par le Parti social-démocrate CHP (Parti Républicain du Peuple), héritier du parti d'Atatürk. Le CHP a axé sa campagne sur la défense de la laïcité, menacée selon lui par l'AKP, en y ajoutant des proclamations nationalistes de soutien à l'armée, " rempart de la laïcité ", et en rivalisant sur ce terrain avec l'extrême droite du MHP (Parti du mouvement nationaliste). Mais sur le plan social il n'avait rien à promettre aux masses populaires désireuses de voir leur situation s'améliorer et qui pensaient que, somme toute, l'AKP semblait les mener sur la bonne voie sans représenter une quelconque menace intégriste.
La question de la laïcité a pu mobiliser, comme on l'a vu ces derniers mois, un grand nombre de manifestants issus surtout des couches relativement aisées des grandes villes. Mais elle n'est pas apparue comme déterminante pour la grande masse de la population, alors que les dirigeants de l'AKP se gardaient de prétendre la remettre en cause. Il faut ajouter que les dirigeants sociaux-démocrates, sans parler de ceux de l'armée dont ils sont apparus comme les alliés, ne se sont montrés des défenseurs acharnés de la laïcité que le temps d'une campagne, alors que dans le passé ils ont eux-mêmes cédé devant les pressions des religieux, quand ils ne les ont pas encouragées.
On comprend cependant l'inquiétude de tous ceux qui, par ces manifestations, ont voulu affirmer leur opposition à la pression islamiste. Au fond, l'islamisme discret affiché par l'AKP ne va sans doute guère plus loin que celui qu'ont affiché précédemment un certain nombre de partis de droite. Mais il n'en traduit pas moins une pression réactionnaire dans toute la société, une pression qui s'exerce évidemment d'abord sur les femmes ; le voile affiché par l'épouse d'Erdogan est bien sûr plus qu'un choix personnel, c'est un signal dans ce sens.
Même dans la république laïque fondée par Atatürk, le combat pour la liberté des femmes est encore en grande partie à mener. Mais pas plus qu'ailleurs il ne peut se séparer de la lutte des travailleurs, et des classes populaires en général, pour leur émancipation sociale. Et pour cela il ne peut compter sur des défenseurs aussi peu sincères que les dirigeants sociaux-démocrates, sans même parler de ceux de l'armée.