Italie – 21-26 août 1917 : le soulèvement ouvrier à Turin30/08/20172017Journal/medias/journalnumero/images/2017/08/2561.jpg.445x577_q85_box-0%2C104%2C1383%2C1896_crop_detail.jpg

il y a 100 ans

Italie – 21-26 août 1917 : le soulèvement ouvrier à Turin

Le 21 août 1917, des manifestations commençaient dans les quartiers populaires de Turin pour protester contre les pénuries de pain. Elles se transformèrent vite en soulèvement de la classe ouvrière aux cris de : « À bas les profiteurs de guerre, à bas la guerre ! ».

La classe ouvrière n’en était pas à sa première démonstration d’hostilité à la guerre. En juin 1914 déjà, la répression contre des militants antimilitaristes avait provoqué une explosion de colère, une « semaine rouge » de grève générale ponctuée d’affrontements, qui avait entraîné des dizaines de milliers d’ouvriers. Et le 4 août 1914, alors que les principales puissances européennes basculaient dans la barbarie du conflit mondial et que les partis sociaux-démocrates trahissaient les intérêts de la classe ouvrière en soutenant leur impérialisme, à Turin, 30 000 travailleurs participaient à un meeting contre la guerre.

L’entrée en guerre de l’Italie eut d’ailleurs lieu tardivement. À la tête du gouvernement du tout jeune État national – l’unité italienne datait de cinquante ans – Giolitti prônait la neutralité, au nom du développement de l’industrie. Il était également conscient de la faiblesse de l’armée italienne et de la difficulté à imposer la guerre à une classe ouvrière qui avait manifesté vigoureusement son opposition. Mais rester en dehors du conflit signifiait rester hors course pour le prochain partage du monde, et la bourgeoisie se rallia donc à l’intervention. L’Autriche refusant d’accorder à l’Italie les territoires qu’elle revendiquait au nord-est, un parti interventionniste, animé notamment par l’ex-socialiste Mussolini, imposa l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Alliés en mai 1915.

« Faisons comme en Russie ! »

Deux ans plus tard, les horreurs des champs de bataille, les privations à l’arrière, pendant que petits et grands spéculateurs enrichis par la guerre étalaient sans vergogne leur fortune, avaient amplifié dans la population le dégoût pour la boucherie mondiale. Le mécontentement était exacerbé par les pénuries alimentaires dues au manque de transports mais aussi à la spéculation.

L’écho de la révolution russe suscitait l’espoir de la classe ouvrière dans les plus grandes entreprises du pays, et en particulier à Turin, où se concentrait un prolétariat combatif. Dès mars 1917, des grèves et des manifestations sporadiques touchèrent des entreprises métallurgiques et textiles de la ville. Dans ce climat d’agitation, les travailleurs reprenaient l’idée de « faire comme en Russie » et le nom de Lénine fleurissait sur les murs. Et lorsque le 13 août deux délégués mencheviks venus de Russie tinrent meeting à Turin, ils durent supporter les acclamations enthousiastes des 40 000 ouvriers présents pour… Lénine. Une semaine après ce meeting, le 21 août, éclatait le soulèvement général des travailleurs de la ville.

Voici comment Mario Montagnana, futur dirigeant du Parti communiste, alors ouvrier chez Diatto-Fréjus, évoque ses souvenirs de cette journée dans sa biographie : « Le matin du mardi 21 août, le pain manqua presque complètement dans toute la ville. En rentrant du travail à midi, la quasi-totalité des ouvriers ne trouvèrent rien à manger. (…) Les ouvriers de beaucoup d’usines, dont la mienne, décidèrent alors de ne pas reprendre le travail le ventre vide. Aussitôt, le patron promit qu’il allait faire venir du pain. Les ouvriers se turent un instant et se dévisagèrent, puis se mirent à crier tous ensemble : “ On s’en fout du pain, on veut la paix !”, “À bas la guerre, à bas les profiteurs de guerre. ”

L’élan révolutionnaire des travailleurs

Le lendemain, malgré les appels au calme du gouvernement, relayés par la tendance la plus droitière du Parti socialiste, la grève se poursuivit et gagna d’autres usines, tandis que les heurts entre manifestants et forces de répression se multipliaient. Comme dans les rues de Petrograd en février 1917, les femmes tinrent un rôle de premier plan, arrêtant la circulation des trams, organisant la réquisition des vivres dans les boutiques. Le soir du 22 août, le gouvernement décida de faire occuper militairement la Bourse du travail et d’en arrêter le secrétaire. Un choix déploré par l’un des représentants de l’aile droite du PS : « En choisissant d’occuper les locaux des organisations les plus responsables de la classe ouvrière, le gouvernement nous empêche de jouer notre rôle de modération et d’apaisement. »

Dans l’esprit des ouvriers, l’heure n’était pas à la modération et leur réponse fut unanime : le 23 août, la grève générale paralysait Turin. Alors que le gouvernement faisait occuper militairement le centre-ville, la classe ouvrière organisait l’occupation de tous les quartiers périphériques. Au nord, dans le quartier de Barriera di Milano, la barricade fut savamment construite et même électrifiée, grâce aux compétences d’électriciens anarchistes. Les affrontements avec les troupes du gouvernement continuèrent, en particulier dans le centre-ville, et les premières victimes tombèrent parmi les ouvriers.

Et l’absence de politique

Tandis que le prolétariat turinois montrait toute sa détermination, aucun mot d’ordre n’était donné par ses organisations politiques ou syndicales. Le 23 eut lieu une réunion des responsables locaux des organisations ouvrières. Montagnana y participa, représentant le courant maximaliste, c’est-à-dire partisan de la prise du pouvoir, par opposition au programme minimum des réformistes du PS. Dans ses Souvenirs d’un ouvrier turinois, il raconte : « Personne, ni les réformistes, ni les révolutionnaires, y compris moi, naturellement, ne savait que faire, quel mot d’ordre donner aux masses, qui voulaient la fin de la guerre et la révolution, mais n’avaient aucune idée des moyens à employer pour atteindre ces objectifs. »

Le désarroi de Montagnana reflétait l’impuissance politique du courant maximaliste du PS qui, pas plus que les autres, ne sut diriger ni mener la lutte, se contentant d’appeler à continuer le mouvement et à attendre les directives des organisations, qui n’arrivèrent jamais. Quant aux réformistes, ils cherchaient surtout à désamorcer l’insurrection, à l’image du député de Turin qui revint en ville pour rencontrer le préfet. Celui-ci le trouva « animé des meilleures intentions et prêt à discuter de l’arrêt du mouvement ».

Le 24 août, des affrontements eurent lieu aux quatre coins de la ville, mais sans plan d’ensemble. Les femmes furent encore au premier rang : « Désarmées, elles se lançaient à l’assaut, s’agrippaient aux roues des blindés, tentaient d’escalader les mitrailleuses, suppliant les soldats de jeter leurs armes. Les soldats ne tiraient pas, leurs visages en sueur se baignaient de larmes. Les tanks devaient finalement s’arrêter. », témoigna plus tard une jeune ouvrière ayant participé aux combats. Il fallut toute la journée aux forces de répression pour venir à bout de cette foule désarmée mais résolue. On compta 21 morts, une centaine de blessés et 1 500 arrestations parmi les insurgés.

À partir du 25 août, laissé sans perspectives et limité à Turin, le mouvement commença à refluer et le PS et le syndicat appelèrent à reprendre le travail le lundi 27 août. La moitié des travailleurs continuèrent encore la grève et il fallut le reste de la semaine pour faire reprendre toutes les usines.

Dix ans plus tard, Antonio Gramsci, l’un des fondateurs du Parti communiste, résumait ainsi le soulèvement de Turin : « Les ouvrières et les ouvriers qui s’insurgèrent en août 1917 à Turin, qui prirent les armes, combattirent et tombèrent en héros, non seulement étaient contre la guerre, mais voulaient qu’elle se termine par la défaite de l’armée de la bourgeoisie et la victoire de classe du prolétariat. Ils proclamaient ainsi que la guerre ne crée pas d’intérêt commun entre la classe bourgeoise dominante et le prolétariat exploité. En cela, ils dépassaient définitivement les positions du PS. »

Partager