Afrique du Sud : le procès de Mandela05/06/20242024Journal/medias/journalnumero/images/2024/06/une_2914-c.jpg.445x577_q85_box-0%2C7%2C1265%2C1644_crop_detail.jpg

Il y a 60 ans

Afrique du Sud : le procès de Mandela

D’octobre 1963 à juin 1964, le régime raciste d’Afrique du Sud organisa le procès public de dirigeants de la lutte contre l’apartheid, avec Nelson Mandela parmi les accusés.

Dans une ferme de Rivonia proche de Johannesburg, la police avait arrêté treize militants, noirs, indiens, métis et blancs, selon la terminologie du racisme d’État en vigueur. Conjointement avec Mandela, qui purgeait déjà une peine de prison, ils furent accusés de préparer une guérilla, des sabotages, une invasion du pays et une révolution communiste.

L’apartheid, racisme d’État

Le régime de ségrégation raciale, héritage colonial de la Grande- Bretagne, avait été renforcé en 1948 lorsque le Parti national était parvenu au pouvoir. Il avait instauré officiellement la « séparation des races », l’apartheid : les Métis et les Indiens avaient peu de droits et la majorité noire aucun. Ce racisme d’État était destiné à attacher, par des privilèges légaux, la minorité blanche, et notamment sa composante ouvrière, à la bourgeoisie sud-africaine. Ce régime odieux était ainsi un moyen de diviser une classe ouvrière en croissance et combative.

Les lois interdisaient aux membres d’une même famille de vivre ensemble s’ils étaient classés dans des « races » différentes. La population noire, divisée officiellement en ethnies, était assignée à une série de territoires déshérités appelés bantoustans (il y en avait dix en tout) et ainsi privée de la citoyenneté sud-africaine.

En 1955, les 65 000 habitants noirs de Sophiatown, un quartier de Johannesburg, furent expulsés et envoyés s’entasser plus loin du centre-ville, à Soweto, qui est aujourd’hui la municipalité la plus peuplée d’Afrique du Sud mais qui n’apparaissait à l’époque sur aucune carte officielle.

Un couvre-feu permanent s’appliquait aux Noirs. Ils étaient soumis au pass, un document d’identité officiel que la police exigeait sans cesse et à tout propos pour contrôler les flux de main-d’œuvre. Le soir, les Africaines domestiques au domicile des Blancs aisés devaient se dépêcher de quitter les zones blanches. Toute l’économie – les mines, les usines, les transports, les chantiers, les grandes fermes – avait besoin de ces ouvriers qui étaient en même temps privés de tous droits.

Un mouvement anti-apartheid populaire et explosif

Le Parti communiste, fondé en 1921, regroupait, et c’est encore vrai de nos jours, des militants de toutes les couleurs et toutes les origines. Ceux-ci s’opposaient aux travaillistes et aux bureaucrates syndicaux qui, en tenant les travailleurs noirs à l’écart du mouvement ouvrier, se faisaient les auxiliaires de la bourgeoisie

Sous l’influence du stalinisme, le PC allait s’aligner de plus en plus sur les nationalistes noirs du Congrès national africain, l’ANC. À la suite de la répression, qui fit 18 morts, de la manifestation du 1er mai 1950, organisée par le PC à Soweto, le gouvernement prit prétexte de sa propre violence pour l’interdire. Dès lors l’ANC, dont Mandela était un dirigeant, accepta l’alliance avec ce Parti communiste affaibli et devenu clandestin.

L’ANC participa à une campagne de défi aux lois racistes en 1952. Cette résistance passive mais déterminée valut la prison à bon nombre de militants. La population noire y participa assez largement, permettant à l’ANC de passer de 20 000 à 100 000 adhérents. Dans deux villes, à Port- Elizabeth et East-London, la population ignora les consignes de non- violence des dirigeants et la répression policière des émeutes fit quarante morts.

En 1960, une nouvelle campagne contre le pass eut lieu. Le 21 mars, la police tira sur la foule rassemblée à Sharpeville et fit 69 morts, une répression brutale qui fut prolongée par l’interdiction des organisations anti-apartheid, y compris cette fois l’ANC.

Tournant vers la lutte armée

Voyant se fermer devant eux toute possibilité légale de contestation, les dirigeants de l’ANC et du PC s’orientèrent vers la constitution d’une organisation de sabotage, MK, la « lance de la nation », dont Mandela devint le chef. C’était un tournant que Mandela expliqua aux autres dirigeants en ces termes : « Le peuple a pris les armes tout seul. (...) Si nous ne prenons pas maintenant la direction de la lutte armée, nous serons des retardataires et les suiveurs d’un mouvement que nous ne contrôlerons pas. » Au moment où la population se mobilisait, les dirigeants de l’ANC tenaient à s’imposer à sa tête et il n’était pas question pour les dirigeants du PC de chercher à organiser la classe ouvrière de façon autonome.

Mandela fit une tournée des régimes nationalistes africains, rencontrant le président égyptien Nasser, l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié, le président tunisien Bourguiba, etc. Il rencontra aussi à Londres les dirigeants du Parti libéral et du Parti travailliste britanniques. Revenu clandestinement en Afrique du Sud en 1962, il fût arrêté avec deux autres militants et condamné à cinq ans de prison. Ce qui n’empêcha pas MK d’organiser des sabotages.

Le régime se raidit encore. Les rares journaux blancs critiques de l’apartheid subirent la censure. L’État pouvait détenir tout individu au secret pendant six mois. La justice infligeait des coups de fouet et la police utilisait systématiquement la torture dans les commissariats, suppliciant des Noirs à l’électricité. Au nom de la lutte contre le communisme, le régime raciste sud-africain bénéficiait du soutien des gouvernements américains et français, avec lesquels il partageait les méthodes répressives employées contre les Noirs américains en révolte ou les insurgés algériens.

Le procès, tribune politique

Le procès ouvert à partir d’octobre 1963, suite au coup de filet de Rivonia, devint pour Mandela une tribune. Le 20 avril 1964, il explicita son programme politique à l’intention de la bourgeoisie blanche. Il expliqua l’alliance avec le Parti communiste et le soutien d’États se proclamant socialistes par la nécessité d’obtenir de l’aide d’où qu’elle vienne. Mandela prit aussi soin de proclamer son admiration pour les régimes parlementaires britannique et américain. C’était une façon de demander leur soutien, en même temps qu’il réaffirmait son opposition au communisme, et son objectif d’« harmoniser » les intérêts des classes sociales, et non de les opposer.

Le procès déboucha sur des condamnations à la prison à vie, l’État envoyant ces militants purger leur peine à Robben Island, une île au large du Cap. L’absurdité du racisme explique que le seul condamné blanc fut envoyé dans une autre prison ; pendant qu’on obligeait les prisonniers noirs à porter des shorts, les militants indiens avaient, eux, le droit de porter des pantalons...

Le début des années 1970 vit une remontée des luttes de la classe ouvrière, dont la répression ne put venir à bout. Après des années d’obstination, la bourgeoisie blanche fut contrainte de renoncer à l’apartheid. Mandela, libéré de prison après y avoir été maintenu pendant 27 ans, devint l’homme pouvant le mieux incarner une transition mettant fin aux discriminations les plus choquantes sans toucher au pouvoir de la bourgeoisie. Il accéda au pouvoir en 1994 et, conseillé par les puissances impérialistes auxquelles il avait donné des garanties, il put appliquer son programme.

Dans cette nouvelle Afrique du Sud, il ne fut pas mis fin à la misère, de la population noire en particulier, mais permis à des privilégiés noirs, en partie issus des rangs de l’ANC, de s’intégrer à la grande bourgeoisie blanche et de participer à l’exploitation du prolétariat.

Si l’apartheid a été finalement aboli, la révolution sociale reste à faire en Afrique du Sud.

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