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- Lutte ouvrière n°2945
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il y a 40 ans
Inde 1984 : capitalisme assassin à Bhopal
La nuit du 2 au 3 décembre 1984, à Bhopal, capitale de l’État de Madhya Pradesh, au cœur de l’Inde, une fuite de gaz toxique dans une usine de pesticides de la multinationale américaine Union Carbide, tuait en quelques heures des milliers d’habitants des bidonvilles autour de l’usine.
Cette catastrophe industrielle a décimé la ville de Bhopal. Au moins 25 000 habitants sont morts, des centaines de milliers d’autres souffrent toujours de graves séquelles et encore aujourd’hui, le taux de malformations à la naissance y est sept fois plus élevé que dans le reste de l’Inde. Non seulement les dirigeants et actionnaires n’ont jamais été condamnés en quarante ans, mais les déchets toxiques abandonnés par Union Carbide continuent d’empoisonner les nappes phréatiques.
Si une catastrophe illustre, dans ses moindres aspects, le caractère criminel et irresponsable de la recherche du profit, c’est bien celle de Bhopal.
Une multinationale richissime
Union Carbide qui, depuis, a été racheté par Dow Chemical, était en 1984 un des fleurons du capitalisme américain, propriétaire de 700 sites de production exploitant 120 000 travailleurs dans 40 pays différents. En ouvrant l’usine de Bhopal en 1980, le trust voulait inonder le marché indien d’un pesticide prétendument miracle.
Ses ingénieurs avaient mis au point le Sevin, un insecticide puissant, à partir d’isocyanate de méthyle (MIC), un des composés les plus dangereux jamais conçus par la chimie industrielle : les rats de laboratoire mouraient immédiatement après exposition à ses vapeurs.
Il suffisait que cette molécule entre en contact avec quelques gouttes d’eau ou quelques grammes de poussière métallique pour déclencher une réaction totalement incontrôlable, répandant un nuage mortel dans l’atmosphère. Face à une telle bombe, certaines mesures de sécurité étaient impératives : le MIC devait être maintenu à zéro degré car il entre en ébullition spontanée à 39 °C. Toute installation de stockage devait être équipée de tours de décontamination et de torchères capables de brûler les gaz en cas de fuite accidentelle.
Une bombe au milieu des quartiers populaires
À l’ouverture de l’usine, le représentant de Carbide avait rassuré les autorités indiennes qui l’autorisaient à produire annuellement 5 000 tonnes de Sevin : « Votre usine de Bhopal sera aussi inoffensive qu’une fabrique de chocolats. » L’emplacement choisi était un terrain de 60 hectares dans une zone habitée, regroupant trois bidonvilles. Les vents dominants soufflaient vers le centre- ville surpeuplé et la gare (Bhopal est un important nœud ferroviaire). Aucune alarme ne fut installée vers l’extérieur, en direction des habitants, en cas d’accident.
Dès 1982, plusieurs accidents se produisirent, provoquant la mort d’un ouvrier, puis l’intoxication de 25 autres. Meetings et manifestations dénonçaient l’absence de sécurité. La direction de l’usine fit licencier les militants, interdire les réunions politiques et syndicales dans l’usine, et la permanence du syndicat fut incendiée pour tenter d’étouffer la contestation.
« Nous sommes tous assis sur un volcan »
Un journaliste local parvint à se procurer le texte d’un audit interne, énumérant les atteintes à la sécurité : l’absence d’extincteurs automatiques, la corrosion de nombreux circuits, des ruptures d’étanchéité, les risques d’explosion de la torchère, des fuites courantes de gaz toxiques et l’absence d’indicateurs de pression dans les cuves. Il titra son article : « Bhopal, nous sommes tous assis sur un volcan ». Mais rien ne venait troubler les fêtes luxueuses que Carbide offrait sur les hauteurs de la ville aux ministres et hauts fonctionnaires indiens.
En raison de ventes moins importantes qu’escompté, le groupe imposa dès 1983 des réductions drastiques d’emplois. Dans l’unité fabriquant le Mic, les effectifs furent diminués de moitié. Les agents manquaient de tout, de boulons d’écrous, de vannes de rechange. Les petites fuites n’étaient plus colmatées. Enfin, parce que la direction du groupe décida de mettre en sommeil la production de Mic, les principaux systèmes de sécurité furent également mis en sommeil alors que 60 tonnes de Mic restaient stockées dans trois cuves, dont une de 42 tonnes et que la réglementation fixait à une demi-tonne par cuve la limite maximale. Pour des raisons sordides d’économie, l’arrêt de la réfrigération des cuves fut ordonné un mois et demi avant l’accident, ainsi que l’extinction de la flamme de la torchère. La tour de lavage permettant de décontaminer des fuites de gaz par le passage dans un bain de soude caustique fut aussi désactivée.
Des milliers de morts en quelques heures
C’est donc une catastrophe annoncée et préméditée qui se produisit le 2 décembre. La bombe fut amorcée à minuit par le reflux d’une eau de rinçage, entraînant des particules métalliques décollées des parois. En l’absence de sécurité, en quelques minutes, les 42 tonnes de Mic de la cuve de rinçage se désintégrèrent. Des geysers de gaz jaillirent et se répandirent sur la ville à hauteur du sol, dont de l’acide cyanhydrique, gaz mortel.
La ville, où se déroulait un pèlerinage annuel, fut le théâtre de scènes apocalyptiques. Les responsables montrèrent leur incurie. Le gouverneur, craignant par- dessus tout une révolte populaire, ordonna de mettre des barrages sur les routes pour empêcher les habitants de fuir ou de manifester. Le lendemain, des milliers d’émeutiers voulurent envahir l’usine en criant « À mort Carbide ». Pour les disperser, le chef de la police fit annoncer mensongèrement par haut-parleur dans la ville qu’une nouvelle fuite de gaz y avait été détectée.
Mais le plus criminel fut l’attitude de Carbide. La direction de l’usine refusa d’informer les instances médicales de la composition chimique des gaz, en particulier de la présence d’acide cyanhydrique. Pourtant il existe un antidote banal, le thiosulfate de sodium, qui aurait pu sauver des milliers de personnes. Ce furent des médecins d’hôpitaux bhopalais transformés en mouroirs qui parvinrent à comprendre la composition du gaz malgré l’obstruction des autorités et du groupe. Et des milliers de travailleurs, de sans-grade, firent preuve d’un courage et d’une solidarité extraordinaires pour sauver le maximum de vies et porter secours aux survivants.
Des responsables jamais poursuivis
Union Carbide n’a jamais été jugé. Saisie, la justice américaine s’est déclarée incompétente. Un des avocats de la compagnie lui a fourni l’argumentaire : « Comment déterminer les dommages infligés à des gens qui vivent dans des huttes ? » Carbide a toujours nié sa responsabilité, en prétendant contre toute évidence qu’il s’agissait d’un attentat. Finalement, le trust a consenti à une indemnisation pour une somme ridicule dont peu de survivants ont vu la couleur. Le PDG de Carbide s’est félicité en 1989 que « la catastrophe de Bhopal n’a représenté qu’une perte de 43 cents par action. »