Nouvelle-Calédonie : une colonie que l’impérialisme français ne veut pas lâcher23/06/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2024/06/une_241-c.jpg.484x700_q85_box-12%2C0%2C1371%2C1965_crop_detail.jpg

Article du mensuel

Nouvelle-Calédonie : une colonie que l’impérialisme français ne veut pas lâcher

Le 12 juin, après avoir dissous l’Assemblée nationale, Macron a annoncé la suspension du projet de loi concernant le dégel du corps électoral calédonien pour, dit-il, « donner toute sa force au dialogue sur place et au retour à l’ordre ».

Cela mettra-t-il fin à la mobilisation de la jeunesse et de la population opprimée de ­Nouvelle­-Calédonie ? Il est bien difficile de le prédire, mais c’est en tout cas ce qu’espéraient le même jour Louis Mapou, président kanak de la Nouvelle-Calédonie, ainsi que le Palika, le Parti de la libération kanak. Ils appelaient à la levée des barrages, reconnaissant au passage que, malgré leurs appels répétés en ce sens, malgré la présence de 3 500 policiers et gendarmes quadrillant l’archipel, malgré les déclarations de Darmanin annonçant la reprise en main du territoire, cette mobilisation se poursuivait un mois après qu’elle a démarré.

Une colère sortie des cadres habituels

C’est que la colère qui a explosé le 13 mai est des plus profondes. Elle résulte de décennies d’oppression, de mépris colonial, de discrimination, de racisme. Le vote par l’Assemblée nationale à Paris du dégel du corps électoral n’est que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

Cette mesure, votée à 17 000 km des principaux concernés, permettrait aux partis non indépendantistes de l’archipel calédonien d’assurer leur domination sur les institutions locales. Elle a été ressentie par les Kanaks comme un camouflet, la preuve que le mépris colonial persiste et que la Nouvelle-Calédonie est toujours une colonie où les choses se décident dans le dos des premiers concernés. Le sentiment est profond, il a été exprimé lors de très larges manifestations qui se sont tenues ces derniers mois.

Mais, de toute évidence, la mobilisation, se transformant en révolte et en émeutes, est allée au-delà de ce que les organisations nationalistes kanakes avaient prévu. Celles-ci avaient un plan. Elles ont cherché à mobiliser leurs troupes contre le projet annoncé par Darmanin et Macron dès novembre dernier. Elles ont créé pour cela la CCAT, la Cellule de coordination des actions de terrain, une organisation émanant de partis dits indépendantistes comme l’Union calédonienne, membre du Front de libération nationale kanake et socialiste (FLNKS). Ainsi la CCAT a été à l’origine de mobilisations de plus en plus nombreuses, comme celle du samedi 13 avril, qui a rassemblé dans les rues de Nouméa des dizaines de milliers de manifestants pro-indépendantistes.

Le 13 mai, la CCAT avait sans doute prévu des barrages sur les routes, mais elle n’avait certainement pas prévu que des centaines, voire des milliers de jeunes, échappant à tout contrôle, occuperaient nuit et jour le terrain. Certains, à l’image de Macron, surpris par la violence de la réaction de la jeunesse, se sont offusqués des dégâts et des pillages qui se sont déroulés en marge de cette explosion de colère. Ils ne s’offusquent jamais du pillage permanent qu’opère la bourgeoisie. Que des pauvres ramènent chez eux ce qu’ils ne peuvent pas se payer, y compris des produits de première nécessité, condamne avant tout la société qui fabrique cette pauvreté.

La lutte pour le pouvoir local

Si les organisations nationalistes kanakes ont cherché à mobiliser la population contre le projet de Macron et de Darmanin, c’est aussi parce qu’elles ont acquis en ­Nouvelle-­Calédonie un certain nombre de positions qu’elles ne veulent pas lâcher. Les positions des uns et des autres, leur place dans les institutions locales, dans l’économie, sont le résultat du rapport de force entre les trois acteurs principaux : l’État français, la droite loyaliste et les partis dits indépendantistes. Au fil des années, l’État a cédé aux acteurs locaux une large autonomie, qui a d’abord profité à la droite locale qui l’a pour cela approuvée. Quant au FLNKS, il utilise, comme toute organisation nationaliste, l’énergie des masses pour ses propres fins, en particulier son accession au pouvoir. Entre la droite locale et le FLNKS, il n’y a donc pas, malgré le passé colonial, malgré tout le mépris subi par les Kanaks de la part des colons, de fossé de classe mais une concurrence pour le pouvoir local. Sur cette base, entre les uns et les autres, une entente est possible, une entente dont les modalités dépendaient du rapport de force entre eux.

Les mobilisations de 1984-1988 restent dans toutes les mémoires calédoniennes. En 1984, le gouvernement socialiste français avait déclaré son intention d’octroyer à la Nouvelle-Calédonie un gouvernement élu et d’organiser un référendum d’autodétermination pour fin 1989, qui avait tout d’une escroquerie pure et simple : sous couvert de démocratie électorale, la droite locale était assurée d’être majoritaire.

Se sentant floués, les indépendantistes regroupés dans le tout nouveau FLNKS décidèrent de boycotter activement les élections territoriales de 1984, en érigeant des barrages. Ce boycott ouvrit en fait une nouvelle période d’agitation sociale et politique. L’État français réagit en puissance coloniale. Les colons étaient armés, ils avaient la gendarmerie pour eux. Le 5 décembre, dix Mélanésiens furent assassinés dans une embuscade. Un peu plus tard, le GIGN envoyé par le gouvernement de gauche de Mitterrand et Fabius assassina froidement Éloi Machoro, un dirigeant kanak, et un autre militant.

En 1988, le gouvernement décida d’un nouveau statut qui donnait plus de moyens d’action aux anti-indépendantistes, à la droite caldoche. La pression remonta de nouveau dans l’archipel. Les militaires se comportèrent comme une armée d’occupation, l’encadrement retrouvant par la même occasion certaines pratiques de la guerre d’Algérie. À l’approche de l’élection présidentielle, le FLNKS se décida à un boycott actif. C’est ce qui détermina un groupe d’indépendantistes à prendre d’assaut une gendarmerie sur l’île d’Ouvéa, pour l’occuper jusqu’au second tour de l’élection. Il y eut quatre morts chez les militaires. La répression fut terrible : l’armée française prit d’assaut la grotte d’Ouvéa et massacra 19 Kanaks, dont plusieurs exécutés sommairement.

L’intégration de la petite bourgeoisie kanake

Dix ans plus tard, le référendum prévu fut purement et simplement annulé, le résultat étant trop prévisible et les braises des événements de 1988 encore trop chaudes. Aucune des parties, FLNKS, droite calédonienne et État français, ne voulut prendre le risque que les Kanaks se mobilisent de nouveau.

Ils décidèrent donc, tous ensemble, de prendre le temps, tout en se partageant pour l’immédiat le pouvoir local, ce que le FLNKS appela la « souveraineté partagée ». L’accord de Nouméa du 5 mai 1998 dota les institutions calédoniennes de tous les pouvoirs, à l’exception de ce qu’ils appellent les pouvoirs régaliens : la justice, la police, l’armée et la monnaie restaient entre les mains de l’État français. Enfin il était décidé d’organiser plus tard des référendums sur la question de l’indépendance formelle, sans pourtant que les détails de cette indépendance soient fixés à l’avance.

L’État avait l’accord de la droite caldoche, qui voyait bien que la stabilité obtenue à la suite du massacre d’Ouvéa était précaire, ainsi que celle du FLNKS, qui pensait avoir trouvé une voie vers le pouvoir au moins dans deux des trois nouvelles provinces.

Cet accord permettait aussi de faire émerger un peu plus une petite bourgeoisie kanake en laissant aux dirigeants du FLNKS une parcelle de pouvoir, tout en garantissant à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie caldoches leur position sociale et politique, et à l’impérialisme sa position dans cette région du monde.

Les accords de Nouméa de 1998 ont permis à l’impérialisme français de gagner du temps. En plus de la large autonomie des institutions néo-calédoniennes, qui satisfaisait tous les partis politiques, le gel du corps électoral était comme une promesse faite aux Kanaks qu’ils pourraient devenir un jour majoritaires dans les institutions de leur archipel. Il fallait initialement dix ans de résidence pour voter, mais en 2007 le corps électoral a été complètement gelé, réservé aux « citoyens néo-calédoniens », ceux qui résidaient sur l’archipel avant 1998 et leurs descendants. Ce calcul favorisait un peu les Kanaks tout en les laissant minoritaires.

Cependant, ces dernières années, les partis indépendantistes ont gagné de l’influence sur le terrain électoral, notamment dans la communauté océanienne originaire d’autres îles du Pacifique. La France avait un temps pu compter sur ces Polynésiens, venus principalement de Wallis-et-Futuna, pour faire une majorité en votant avec les Caldoches, les descendants des colons, et les métropolitains installés de longue date, pour les partis loyalistes. Mais l’écart entre le non et le oui lors des derniers référendums sur l’indépendance s’est réduit de 18 000 en 2018 à moins de 10 000 voix en 2020. Si, depuis leur création il y a vingt-cinq ans, les partis nationalistes kanaks dirigent deux des trois provinces de l’archipel, les plus pauvres, la province Nord et celle des îles Loyauté, ils ont obtenu en 2021 la majorité au gouvernement et au Congrès de Nouvelle-Calédonie.

À l’approche des prochaines élections locales, qui auraient dû être convoquées avant la fin de l’année 2024, la droite anti-­indépendantiste comptait sur une partie des 25 000 électeurs que lui aurait amenés la réforme constitutionnelle pour faire basculer de nouveau à son avantage les institutions calédoniennes. Les partis de droite ont promis, a dit Sonia Backès, une de leurs représentantes, ex-ministre de Macron, de « mettre le bordel » si la réforme ne passait pas.

L’État français, dont toute la politique est calculée pour assurer sa mainmise sur la Nouvelle-Calédonie, a choisi de les satisfaire, au mépris le plus complet des Kanaks, et quitte à déclencher leur colère, en particulier celle des jeunes.

Une répression toute coloniale

Dès le lendemain des premières émeutes du 13 mai, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence, une loi faite sur mesure en 1955 contre la révolte des Algériens, interdisant les rassemblements de jeunes mais laissant patrouiller des groupes de « voisins vigilants » loyalistes, certains en armes, comme des milices.

Lors de sa visite éclair le 23 mai sur l’archipel, Macron a reçu tous les partis, y compris des responsables kanaks de la CCAT alors assignés à résidence, qualifiés de mafieux par Darmanin quelques jours plus tôt. Louis Mapou s’est déclaré satisfait des déclarations de Macron, mais celui-ci, s’il entretenait un certain flou pour ne pas se déjuger, donnait en fait satisfaction à la droite loyaliste en affirmant que la révision du corps électoral qui la favorise serait maintenue. Il ne lui demandait que de négocier en un mois un « accord global » avec les partis kanaks et océaniens, c’est-à-dire de leur accorder des contreparties au sein des institutions calédoniennes.

Le 28 mai, l’état d’urgence était levé mais le couvre-feu maintenu de 18 heures à 6 heures, les rassemblements toujours interdits. Le haut-commissaire, représentant de l’État français en Nouvelle-Calédonie, a alors précisé que la levée de l’état d’urgence devait « permettre les réunions des différentes composantes du FLNKS et les déplacements sur les barrages des élus ou responsables en mesure d’appeler à leur levée ». Il comptait, en plus de la répression, sur les notables kanaks pour lutter contre l’incendie que le gouvernement avait allumé et n’arrive pas à éteindre.

Après le départ de Macron, après la levée de l’état d’urgence, la gendarmerie, considérablement renforcée en urgence par Paris, en était toujours à passer son temps à démonter les barrages, reconstitués sitôt après son passage. Les forces armées ont procédé à plus de 1 100 arrestations depuis le 13 mai - près de 1 % du total de la population kanake et océanienne et une proportion bien plus grande des jeunes de ces communautés ! - la justice condamnant pauvres et jeunes à tour de bras. Et le GIGN, de triste réputation parmi les Kanaks, a de nouveau tué. Mais sans changer la situation en faveur de l’État français, qui souffle le chaud et le froid : le couvre-feu vient d’être allégé et l’aéroport international de la Tontouta réouvert, mais une dizaine de militants de la CCAT, dont son dirigeant, ont été arrêtés. Les autorités prétendent qu’ils forment une association de malfaiteurs. La justice, qui par le passé a emprisonné et exécuté des indépendantistes algériens pour « terrorisme », a souvent fait semblant d’ignorer les conflits nés de la colonisation en les travestissant en problème de droit commun.

Une colonie de peuplement

Les raisons de cette révolte sont bien plus profondes que la seule question de la révision du corps électoral. La Nouvelle-Calédonie est une des rares colonies entre les mains de l’impérialisme français à ne pas avoir pris son indépendance dans les années 1960 et 1970.

Située à 1 500 km de l’Australie et à 17 000 km de la France, la Nouvelle-Calédonie fut conquise en 1853. Les Mélanésiens (les Kanaks aujourd’hui) qui habitaient ces îles faillirent disparaître. Parquée dans des réserves trop petites, la population mélanésienne, estimée à 60 000 personnes en 1853, tomba aux environs de 20 000 en 1920, décimée par la répression de l’armée française, par les maladies importées, l’alcool et la sous-alimentation.

L’archipel fut pour l’impérialisme français une colonie de peuplement : à la fin du 19e siècle, en plus des colons qui s’y attribuèrent les meilleures terres volées aux Kanaks, en plus des fonctionnaires, des militaires, l’État français y envoya des milliers de condamnés au bagne, des communards en 1871 et des Kabyles condamnés à la déportation après leur révolte anticoloniale de la même année. Ce sont les descendants de ces colons et bagnards qu’on appelle aujourd’hui les Caldoches, dont une partie sert aujourd’hui de point d’appui à l’impérialisme français.

Devenue minoritaire, la population kanake recommença néanmoins à s’accroître après la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années 1960, elle fut en passe de redevenir majoritaire, ce qui inquiéta le gouvernement de Paris au point que Pierre Messmer, secrétaire d’État aux Dom-Tom (on appelait ainsi les dernières colonies à l’époque), déclara en 1972 que l’État devait s’employer à favoriser une « émigration massive de citoyens français [qui] devrait permettre d’éviter le danger de revendication indépendantiste en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés ».

L’État français s’employa aussi à faire venir des populations de Wallis-et-Futuna, du Vietnam, de Tahiti, des Philippines plus récemment, pour travailler dans les mines ou dans les champs. Aujourd’hui, parmi les 272 000 habitants de Nouvelle-Calédonie, les statistiques officielles dénombrent 105 000 personnes disant appartenir à la communauté kanake. Elles sont à peine plus nombreuses que les 73 000 Européens et les 20 000 personnes se disant calédoniennes.

Les Kanaks sont donc toujours minoritaires, mais à leurs côtés 38 000 personnes se disent asiatiques ou océaniennes, 23 000 se disent de plusieurs communautés et 10 000 ne se retrouvent pas dans ces catégories statistiques. C’est ainsi que des jeunes d’origines diverses, pas seulement kanake, se sont retrouvés dans les émeutes du mois de mai, unis dans un même sentiment d’être rejetés, exclus, par la société mise en place par l’impérialisme français.

Une société toujours profondément inégalitaire

La société calédonienne reste profondément inégalitaire. Si les nationalistes ont obtenu une parcelle de pouvoir, si la petite bourgeoisie kanake a quelques perspectives d’enrichissement en participant à la gestion des sociétés exploitant le nickel, la société reste toujours largement dominée par la bourgeoisie française et caldoche. En dehors du nickel, l’essentiel de l’économie est entre les mains d’une poignée de grandes familles caldoches, qui continuent d’exercer de quasi-monopoles dans certains secteurs d’activité comme l’import-export, la distribution et le commerce de voitures… et qui règnent en maîtres, comme au temps colonial.

Certes, l’indigénat, qui privait les Kanaks de leurs libertés d’exploiter leurs terres et de circuler sur leur propre territoire comme de leurs droits politiques, a disparu en 1946. Certes le suffrage est devenu universel en 1957. Depuis 1988, l’État français a même intégré une mince couche de Kanaks dans les institutions et dans l’économie. Mais, pour la grande majorité d’entre eux, c’est toujours la misère, l’oppression, les discriminations, les bas salaires partout. Une partie des Kanaks ont migré vers Nouméa, la seule ville importante, à la recherche d’un travail, ou pour s’éloigner de coutumes tribales pesantes. Mais leur sort n’est pas beaucoup plus enviable que ce qu’ils ont laissé derrière eux dans les tribus, où la pauvreté et le chômage sont bien plus importants. La société ne réserve pas le même sort selon qu’on est kanak ou Caldoche. Les salaires des Kanaks sont largement inférieurs à ceux des Calédoniens d’origine européenne résidant principalement à Nouméa. La crise actuelle du nickel, qui se traduit par des mises à l’arrêt des trois usines exploitant le filon, aggrave la situation de nombre de Kanaks, qui ont été les premiers au chômage.

La discrimination qu’ils subissent se mesure dans l’enseignement. Trente-six pour cent des Kanaks âgés de 15 à 64 ans n’ont pas de diplôme, contre 17 % des non-Kanaks. Les enseignants, des métropolitains pour la plupart, de par les préjugés qu’ils véhiculent, orientent plus facilement les jeunes Kanaks vers les filières techniques. Partout, à l’école, dans l’emploi et le logement, les Kanaks sont des citoyens de seconde zone. Certes, depuis 1989, l’État français a construit dans les terres kanakes quelques infrastructures de transport et de santé, des écoles, des collèges. Mais les écarts entre Kanaks et non-kanaks, après s’être réduits jusqu’en 2009, ne se comblent plus. Les inégalités ethniques persistent. Ainsi les filières générales du prestigieux lycée de Nouméa, fréquenté par les enfants des milieux aisés de la capitale, restent massivement composées d’élèves d’origine européenne.

La discrimination, l’oppression ethnique et le racisme viennent s’ajouter à l’oppression sociale, l’exploitation capitaliste. La jeunesse kanake, comme une partie de la jeunesse des îles océaniennes, prend tout cela en pleine figure. Elle peut considérer qu’elle n’a pas d’avenir, qu’elle est condamnée à la pauvreté, au chômage et qu’en plus elle se fait refuser, à la tête du client, un logement à Nouméa, comme elle s’y fait refuser l’entrée des boîtes de nuit. Cette oppression ne se traduit pas que par une radicalisation politique, mais aussi souvent par l’alcoolisme et la délinquance. La prison pour mineurs est peuplée à 90 % de jeunes Kanaks.

Mais cette situation est bel et bien le résultat de la même oppression à la fois sociale et ethnique, une oppression liée à la domination de la bourgeoisie.

L’impasse du nationalisme

Parce que la Nouvelle-Calédonie, comme la Polynésie, La ­Réunion, Mayotte et quelques autres possessions d’outre-mer lui permettent de jouer dans la cour des grands, l’impérialisme français s’y accroche.

Face à l’impérialisme, les partis qui se disent indépendantistes ont en réalité cherché un compromis avec lui. Et s’ils l’ont trouvé, dans les accords de 1988 et 1998, dont l’équilibre est aujourd’hui remis en cause par la politique gouvernementale, il a été payé par le sang des Kanaks révoltés.

La volonté des nationalistes de trouver un compromis avec l’impérialisme français peut bien sûr s’expliquer par le rapport de force entre un peuple de quelques dizaines de milliers de Kanaks et la puissance de l’impérialisme français qui a toujours cherché à écraser les peuples colonisés qui se révoltaient.

Mais la perspective nationaliste des dirigeants du FLNKS prive les Kanaks révoltés du levier important qu’auraient pu soulever leur enthousiasme et leur opiniâtreté dans leur lutte auprès des autres peuples dominés dans l’océan Pacifique, y compris dans des États prétendument indépendants.

L’objectif du FLNKS, un parti représentant notables et chefs de tribu, prendre le pouvoir dans l’archipel, ne peut qu’aboutir à une indépendance similaire à celle des îles Salomon ou du Vanuatu voisins. Ces États disposent certes d’un drapeau national et ne dépendent plus formellement des colonisateurs européens mais, dans ce monde et cette région soumis à l’impérialisme, les conditions de vie de leur population ne font pas rêver.

La révolte contre l’oppression nationale est légitime, mais le nationalisme, c’est-à-dire donner à cette révolte des perspectives étroitement nationales comme le font les partis nationalistes au travers d’un compromis avec l’impérialisme, est une impasse pour les travailleurs et les pauvres. En réalité, sans le renversement de l’impérialisme, il n’y a pas d’issue pour les peuples, pas de possibilités d’un réel changement. Un tel renversement n’est en fait possible qu’avec des perspectives internationalistes, dans un combat­ unissant les opprimés de toute la planète. Avec de telles perspectives, le combat des Kanaks contre la bourgeoisie et l’impérialisme aurait été un exemple, à commencer pour les millions de Mélanésiens, de Polynésiens et d’opprimés de la région, auprès de qui ils auraient pu trouver un soutien.

L’impérialisme fait son choix

Les partis nationalistes qui se sont intégrés aux institutions locales désirent le compromis et la stabilité, pas le renversement de la bourgeoisie et du capitalisme, c’est-à-dire qu’ils ne cherchent pas à en finir avec les causes des discriminations et oppressions que subissent les Kanaks ou les Océaniens. Leur seul problème réel, c’est la réaction de ceux qu’ils veulent représenter et qui ne sont pas forcément d’accord pour un tel compromis, qui se fera sur leur dos, notamment la jeunesse révoltée.

C’est vrai aussi pour la droite locale. Elle ne peut pas reculer sans risquer la radicalisation des siens, sans risquer de se faire déborder.

Pour l’instant, le gouvernement a fait le choix, comme il l’a fait dans les années 1980, d’appuyer la droite locale, quitte à fâcher les nationalistes kanaks. Il cherche à faire des Français venus de métropole un point d’appui pour lui en Nouvelle-Calédonie, creusant à sa manière le fossé entre communautés.

C’est que la possession de cette colonie est plus que jamais importante à ses yeux. Avec les sept départements et territoires d’outre-mer encore sous sa domination dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique, l’impérialisme français essaie de jouer sa carte dans ce qu’il appelle l’Indopacifique. Dans cet espace, il dispose de 7 000 soldats et de trois bases militaires, dont une en Nouvelle-Calédonie. Il s’en sert pour promouvoir, en parallèle des États-Unis, alliés et rivaux bien plus puissants, une politique qui, tout en contestant les visées de la Chine, la considère comme un partenaire avec lequel il faut coopérer. Comme un certain nombre d’autres États impérialistes de second rang, dans un contexte de tensions croissantes entre les deux géants, la France cherche à préserver ses intérêts propres, avec comme avantage, à la différence de nombre de puissances européennes, une présence, faible mais réelle, héritage de son passé de puissance coloniale. La France n’est donc pas prête à lâcher ses têtes de pont dans la région.

Quelles solutions pour la classe ouvrière ?

Nous défendons en France le droit des Kanaks à décider de leur avenir contre notre propre impérialisme. Si l’impérialisme français était mis en échec en Nouvelle-Calédonie, ce serait une victoire pour bien des peuples opprimés.

Mais l’indépendance ne veut pas dire développement économique, emplois et salaires décents pour les travailleurs de Nouvelle-Calédonie. Pour un archipel de moins de 300 000 habitants, il peut y avoir un drapeau et un hymne national, mais pas d’indépendance économique dans une économie mondiale globalisée. En fait une indépendance politique, sans renversement de la domination de la bourgeoisie, aurait toutes les chances de faire passer la Nouvelle-Calédonie du giron de l’impérialisme français à celui de l’impérialisme américain qui domine l’ensemble du Pacifique depuis longtemps.

Indépendance ou pas, tout dépend de la classe sociale au pouvoir. La classe ouvrière, au-delà des communautés, est la seule classe qui, en Nouvelle-Calédonie, peut s’affronter aux responsables des inégalités et de la pauvreté, c’est-à-dire à la bourgeoisie caldoche et à la bourgeoisie française, et peut-être demain à une bourgeoisie kanake.

La classe ouvrière, c’est dans l’archipel 27 000 ouvriers et 33 000 employés, un tiers de la population adulte, avec quelques bastions autour du secteur minier. C’est une classe ouvrière moderne, faite d’Européens, de Kanaks et de générations de travailleurs immigrés, d’Asie comme des îles de l’océan Pacifique. La lutte de classe existe donc aussi en Nouvelle-Calédonie, et cette classe ouvrière s’y bat régulièrement, contre la vie chère, contre les licenciements. Mais ce qui lui manque, par contre, c’est un parti communiste révolutionnaire, un parti qui mette en avant le fait qu’elle pourrait être un exemple pour tous les travailleurs et les pauvres de cette région du monde si elle se battait sur ses intérêts de classe, pour prendre le pouvoir non seulement à la bourgeoisie française et caldoche, mais aussi à la petite bourgeoisie kanake qui veut devenir grande. Avec une telle perspective, elle serait en mesure d’unir les prolétaires des différentes communautés dans un même combat de classe, et bien au-delà de la seule Nouvelle-Calédonie. C’est la seule façon d’en finir avec l’oppression que subissent les Kanaks.

18 juin 2024

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